« Roman érotique ou mystique, Reine Iza amoureuse de François Bonjean (1884-1963) ? Érotique et mystique ? «
Ainsi commence la présentation de Gérard Chalaye, qui, avec l’accord des petits enfants, a entrepris la réédition de ce roman, joyau de la littérature de l’ère coloniale, paru en 1947. Gérard Chalaye, contributeur de ce blog (ici et encore ici) est un membre éminent de la Société internationale d'études des littératures de l'ère Coloniale (SIELEC) et participe à l’Encyclopédie de la colonisation française (sous la direction d'Alain Ruscio). Bonjean, instituteur puis professeur a parcouru dans sa carrière professorale une partie du monde musulman : Le Caire, Alep, Constantine, Marrakech, Rabat puis Fès, Alger et une échappée vers l’Inde avec Pondichéry, avant de revenir à Fès. Même si, comme le souligne G. Chalaye, Bonjean n’est pas Bracoran, le héros du livre, son personnage principal, est nourri de son expérience.
Outre Iza, l’héroîne marocaine, les deux personnages principaux, le Comte de Bracoran et son compagnon de captivité pendant la Grande Guerre, Guérin, ont des personnalités contrastées, l’un, l’alim du mènzeh, le savant du belvédère, l’autre l’affairiste, l’un presque d’une chasteté monacale, l’autre menant grande et libertine vie, à la Nouba, comme il a baptisée son Riad.
"Et l’orgie recommençait à faire claquer au vent sa pourpre bannière semée d’étoiles de clinquant. Tout débutait on ne peut plus sagement. Assortis avec soin, les invités arrivaient vers neuf heures. Imitant à s’y méprendre les gestes d’un maître de maison marocain, Guérin préparait de ses mains le thé à la menthe.
[…]
Tandis que les convives savouraient la pastilla, les chirates accordaient leurs instruments dans la pièce voisine. Portées par des voix langoureuses et par des accords familiers à chaque fibre, les qaçidas agissaient comme des philtres.
C’est à ce moment que Ftaïma, toujours triste et douce, apportait le champagne. Convives et musiciennes vidaient les coupes d’un trait. À demi grises, les chirates chantaient
avec plus de passion.
[…]
Quand la température lui semblait assez montée, Guérin faisait un signe. De derrière chaque portière surgissaient des almées, nacrées, chatoyantes, parées comme châsses.
L’une d’elles enlevait son litham et s’en servait comme d’une écharpe pour danser.
Un poème de Si-Driss l’avait célébrée ainsi :
Bien qu’habituée à laisser voir son visage,
Ito n’a pas voulu quitter
Son beau litham brodé
Même lorsque saoule de vin, de musique et d’amour
Elle a dansé la danse de son pays
Complètement nue au clair de lune !
[…]
À l’aube, la Nouba faisait penser à ces paquebots dont les passagers ont quitté les cabines pour passer la nuit sur le pont."
Extraits
Une des singularités de ce roman qui se déroule dans le Maroc des années 30 (de Bracoran rejoint Guérin à Fès en 1929) est que dans ces protectorats (français et espagnol), la présence des représentants des puissances coloniales n’apparaît absolument pas. Juste une allusion aux affaires indigènes (A.I.) pour pointer leur incompétence.
Et Guérin, le sybarite, n’a pas de mots assez durs à l’encontre des Européennes de la Ville Nouvelle. « Le bar, le ciné, le dancing, les garçonnières se partageaient leurs loisirs. Leur maison, la marmaille se voyaient abandonnées aux domestiques. Les amants étaient encore moins écoutés que les maris. Elles s’employaient, avec les mêmes ruses, à leur passer dans le nez les mêmes anneaux. « Sainte-Vierge qui avez conçu sans péché, accordez-moi la grâce de pécher sans concevoir ! ». Et la seule française qui apparaisse, personnage le plus caricatural du roman, est une « ethnographe de profession, jeune personne agitée et snob, dont la prétention n’a d’égale que l’ignorance ».
Les seuls Français mâles qui apparaissent, hors de Guérin et de Bracoran, sont deux convertis à l’islam : Si-Ahmed et Si-Abdelkader.
Et la société marocaine décrite continue de vivre selon ses seules règles. « Les histoires d’enfants volés étaient monnaie courante au pays des voleurs de boeufs. » Ainsi de cette Iza bint Abbas « volée, un jour qu’elle avait voulu rejoindre, toute seule à pied, ses parents dans la ferme du caïd. »
On ne déflorera pas l’histoire, en contant comment Iza se retrouve seule avec sa cousine, épouse du Hadj Moustafa, et la servante dans le patio de la maison de Bracoran.
"À elles deux, Dalila et Iza n’avaient guère plus de trente- cinq ans.
[…]
Assises, jambes pendantes, sur le bord libre du patio, elles laissèrent tremper dans le petit oued leurs pieds rougis par le henné. L’eau silencieuse se hâtait sur un lit de zéliges. Se sachant à l’abri des regards, elles retirèrent leur séroual pour mieux jouir de la fraîcheur de l’eau et du carrelage.
La nudité, entre Mauresques, n’a rien d’inconvenant. Allant ensemble au hammam, elles ne se soucient pas plus de cacher leur corps que de le montrer. Dalila avait la passion des comparaisons. Elle sortit son sein, dont elle était fière, l’examina minutieusement et pria Iza d’en faire autant. Ses yeux ne faisaient qu’aller de l’une à l’autre gorge. La lumière de fin d’après-midi exaltait les ambres de la jeune chair comme elle le faisait pour les géraniums, les oeillets, les roses, et pour le col des tourterelles. L’occasion parut favorable à Dalila de remettre sur le tapis la question de la couleur des peaux.
Ayant couru s’assurer d’un coup d’oeil que le verrou de l’entrée était toujours poussé, elle ôta sa chemise et dépouilla Iza de la sienne.
[…]
Iza dut parcourir le riad vêtue seulement de sa grâce. Avec la même ingénuité qu’Ève avant la désobéissance, elle se conformait aux indications de Dalila, s’arrêtant tantôt à l’ombre, tantôt au soleil, et attendant dans les deux cas, sans trop d’inquiétude, le résultat de l’examen.
– La plupart des femmes, s’exclama Dalila, ont intérêt à ne se montrer nues qu’à travers la vapeur de l’eau chaude Par Dieu ! Par Dieu ! Ce n’est pas ton cas ! Tu n’es pas seulement – tbarak Allah ! – jolie et gracieuse ! Dieu t’a faite belle, entièrement belle ! Tu as les chevilles de ton cou si pur, le nombril de ta petite bouche, les épaules de tes hanches si bien sorties, comme aussi la taille de ta croupe, taille semblable, j’en jure par les anges, à la tige qui porte une lourde rose !
Ce fut au tour de Dalila de recueillir des compliments. Potelée,rebondie, avec des mains et des pieds de poupée, chacun de ses mouvements faisait béer aux anges des fossettes gourmandes, disait Iza, de mots doux et de baisers. Au soleil, elle paraissait presque aussi claire que sa cousine, mais à l’ombre, l’écart allait en augmentant. Foin de la « peau de navet » ! semblait proclamer la gorge aux brunes aréoles. Gloire à la peau d’or !
Dalila la pria de lui tourner le dos. (…) Saisissant le seau, elle en lança le contenu sur les belles épaules. Ce fut le signal de la bataille du riad. L’eau jetait sur les luisantes nudités des écharpes dont l’éphémère tissu se résolvait en arcs-en-ciel."
Extraits
Iza va, beaucoup plus tard, décider de ne se vêtir que de sa grâce, lors d’un voyage vers Tanger, sur une plage au dessus de Larache.
"Sautillant de roche en roche, elle poussa un cri. Les lames avaient creusé dans le récif une espèce de baignoire dont les bords dessinaient un rond parfait.
[…]
Seule émergeait la tête délicate, couronnée de ses tresses. Elle l’agitait dans tous les sens, s’amusait à tourner sur elle-même, comme une toupie. L’air salin, les rais de soleil, la tiédeur de l’eau, la présence de son Adam la grisaient. Comme lui, elle se serait baignée ! Le besoin d’imitation qui, sur le Continent de la Passion, devient si aisément irrésistible, se trouvait aussi pleinement satisfait que le besoin berbère de rire, de se trémousser, – sans compter celui de plaire, et celui de jouer avec le feu, de voir jusqu’où pouvait aller la soumission de cet homme à la force sans limites ! Le métal pâle et doux des épaules apparaissait et disparaissait au rythme de sa joie. Un instant il entrevit la gorge. L’avait-elle fait exprès ? Elle-même, sans doute, n’aurait su le dire. En vérité, elle se trouvait plus à l’aise nue qu’en maillot. Ayant fait à loisir, la veille, connaissance avec son corps d’homme, il lui semblait naturel d’être nus l’un en face de l’autre, sous le soleil, devant ces blocs également nus, lisses, heureux. Pourquoi sa beauté à elle serait-elle demeurée en reste sur la sienne ? Mais comme elle était femme, il lui fallait en même temps offrir et refuser, montrer et cacher. L’endroit semblait avoir été choisi à souhait pour ce jeu, où d’instinct elle excellait.
Lisant sur son visage le plaisir qu’elle lui faisait, elle ne se préoccupait plus de mettre sur le compte de la poussée de l’eau ce qui venait de sa confiance aussi tendre qu’enflammée. Lentement, elle fit émerger les épaules, arrondies, luisantes comme la colline qui fermait l’horizon. Prenant ses seins dans ses mains comme un couple de jeunes ramiers, elle demanda :
– Vous plaisent-ils, Seigneur ?
La réponse, aussi directe que la question, ne fut pas moins tendre. Il couvrit de baisers la paume de sa main ; puis le dessous, enfin l’extrémité du pouce.
[…]
Elle le conjura de ne pas bouger. Par Dieu ! qu’il était beau, un pied en avant, les bras rendus semblables par sa fougue à des ailes !
[…]
Elle s’était remise à secouer la tête, à tourner sur elle-même, à imprimer à ses épaules le shimmy de la haïdouce. Ivre de liberté, de générosité, elle sautait presque hors de l’eau, appuyée des mains au rebord de la conque.
[…]
Non, elle ne regrettait pas d’avoir procuré l’occasion à Bracoran d’admirer son corps ! Au contraire, elle ne se trouvait pas encore assez nue dans la conque ! Elle brûlait d’en émerger vêtue seulement de sa joie et de la sienne ! Si elle lui avait offert ses seins, c’était parce qu’elle n’avait pu se tenir de le faire ; parce que tendresse et gratitude l’avaient emporté soudain sur la pudeur !"
Extraits
La présentation de Gérard Chalaye vous introduira dans le côté mystique du roman. Mais, au moment où certains se gargarisent de salafisme, présenté comme la matrice fondamentaliste du terrorisme islamiste, il est intéressant de voir le fqih (le juriste) Hadj Moustafa, en bon ouahabite, appeler le culte des saints idolâtrie - on ne pouvait rien imaginer de plus contraire à la Sounna – mais avec une sage indulgence, conduire sa femme à la koubba (tombeau) du saint de Sefrou, Sidi Ali Boussarine. Ce marabout, connu de la mer au désert pour commander aux démons, joue d’ailleurs un rôle essentiel dans le mektoub de l’héroïne.
Autrement dit, Wahhabisme (branche du salafisme) n’est pas synonyme de fanatisme.
Bonjean, à travers son roman, fort non seulement de son vécu mais de celui de sa troisième épouse Mejouba Tilali Al Oudihi, dite Lalla Touria, nous fait pénétrer dans cette société de la bourgeoisie marocaine, corsetée dans la caïda, la coutume, la tradition dont les règles s’imposent, et contextualise des mots un peu galvaudés, comme mektoub ou baraka. Et il donne une synthèse de la religion musulmane dans le véritable examen de passage que fait passer le Hadj Moustafa à de Bracoran, qui vient d’annoncer son adhésion à l’islam (p.242).
Il faudrait aussi évoquer le style qui a le charme nostalgique d’une écriture propice aux belles dictées des années cinquante, comme en témoigne l’extrait tiré du début du roman où de Bracoran, qui assiste au Moussem (la fête annuelle) de Moulay Idriss, se lève au petit matin, dans cette ville sainte.
"Il considéra un moment la ville que l’Idrisside persécuté par Haroun al Rachid était venu bâtir dans le calme vallon. Les maisons fraîchement crépies épousaient la pente en dessinant un huit. Plus de mille ans après l’événement, la fête du constructeur faisait s’épanouir chaque année une ville de toile aux abords de la ville de pierre. Les habitants de l’une et de l’autre dormaient pareillement. Seuls des coqs à la voix enrouée se répondaient de terrasse en terrasse. La lumière frisante, en rosissant la chaux, accentuait les verts des parties à l’ombre. Cernée de tous côtés par l’olivaie, la ville sainte chatoyait, énorme perle baroque sertie de vieil argent.
[…]
Ayant dépassé les vergers d’oliviers, il prit le premier sentier de pâtre en direction de la colline. Il montait sur la pointe des orteils, avec les précautions du chasseur qui veut surprendre le gibier. Singulier gibier ! Des gouttes de rosée en train de s’évaporer sur la feuille de l’asphodèle ; le parfum pénétrant de l’oeillet sauvage ; la grâce fragile des fleurs du cyste ; l’ombre légère de quelque térébinthe ; le vert étonnamment lumineux des feuilles naissantes du figuier, semblables à autant de petites oreilles ; le roucoulement obstiné de la tourterelle, qui va répétant son secret des jardins du Souss à ceux de Tanger, sûre qu’elle peut livrer ce secret à toutes les brises, puisqu’elle le crie dans la langue du paradis…"
Un beau texte pour un concours d’orthographe à Ifrane.
Version numérique : 18,99€
NB La photo date de 1955 (concours d'élégance à Aïn Diab).
Les illustrations - sans rapport direct avec le texte - sont tirées de l'oeuvre d'Etienne Dinet, peintre orientaliste, dont le destin est proche de celui de Bracoran, puisqu'il va se convertir à l'islam.
En complément deux critiques tirées du Courrier de la SIELEC n° 12
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