Maroc tabou, se demande @rrêt sur im@ges, se faisant l’écho d’une réaction à une chronique de Tahar Ben Jelloun et à l’absence de questions des journalistes à Jamel Debbouze dans ses entretiens télévisés.
Dans Le Monde du 23 janvier 2011, dans une chronique intitulée Le Printemps en Hiver l’écrivain Marocain pointe « ces sociétés dans le monde arabe où tous les ingrédients sont réunis pour que tout explose. Trois Etats entrent dans cette configuration. La Libye d'abord,[…] L'Algérie. Un pays et un peuple magnifiques. Des potentialités exceptionnelles. Une jeunesse nombreuse et vive. Des richesses immenses en gaz et en pétrole. Mais un système militaire qui tient le pays depuis l'indépendance et qui ne lâche rien.[…] L'autre pays, c'est l'Egypte. Là, la pauvreté, la corruption et le culte de la personnalité ont fini par installer la rouille dans tous les rouages de l'Etat.[…] On dirait que Dieu a maudit ces pays, il les aurait abandonnés à des guignols bruts et cruels jusqu'au jour où le feu de la justice surgit de la rue, comme un printemps en plein hiver. Ce printemps sera complet le jour où le monde arabe sera débarrassé de ces momies aux cheveux gominés qui sèment la détresse et le malheur parmi leur peuple. »
Le 01/02/11, sur Le Monde.fr, Karim Boudjema, professeur à l'hôpital Pontchaillou de Rennes, lui rétorque que « Manque (…) à la table des potentats un invité royal. Le quatrième maillon. Tout aussi rouillé que les trois autres. Là-bas, tout à l'ouest sous les embruns de l'Atlantique[…] le royaume chérifien [est] rongé par la corruption et oxydé de misère. Son peuple, si merveilleux, pétri d'histoire, pétillant d'intelligence, ne mérite pas plus que d'autres d'être maintenu dans la pauvreté et dans la peur par un système hors d'âge. Sur cette terre de soleil, la pauvreté s'infiltre, l'humiliation brise, alors que l'arbitraire fait taire. Et nous ne voyons rien. Il est vrai que tout est soigneusement caché derrière un voile de parades clinquantes, d'hôtels paradisiaques, de golfs luxuriants, de Riads aux piscines illuminées… »
Et @si de remarquer aussi la Une de Libération du 17 janvier, au lendemain de la révolution tunisienne, qui montre Ben Ali (Tunisie), Moubarak (Egypte) Bouteflika (Algérie) Kadhafi (Libye) El Assad (Syrie) ou le roi Abdallah (Jordanie), mais pas le roi Mohammed VI (Maroc). Plus récemment encore, Le Monde du 1er février 2011, consacrait 4 pages (2 rédactionnelles, 2 d’opinions) où le Maroc n’apparaissait que dans une carte et des graphiques. Ces données faisait déjà apparaître des éléments de différenciation du Maroc, dans le Maghreb : dans les moins de 25 ans, la proportion d’étudiants de 19 à 24 ans est la plus faible et de loin des trois pays (11,5 %, contre 31 % en Algérie et 35,2 % en Tunisie) mais le chômage des 15-29 ans est le plus faible (17,6 %, contre 21,5 % en Algérie et surtout 31,2 % en Tunisie) ; le diplômé chômeur, s’il existe, est donc beaucoup moins fréquent. Mais le PIB par habitant est de loin le plus faible des trois (2868 $, contre 4478 et 4160).
Alors donc que même la Jordanie a droit à un article remarquable de P. Larzillière, aucun spécialiste n’a décrypté la situation marocaine.
Sans vouloir jouer le sociologue ou l’historien, il est possible de rappeler quelques évidences.
Le Royaume du Maroc, avec des dynasties successives et une plus ou moins grande extension – avec les Almohades il dominera Al Andalous, l’Espagne musulmane, et toute l’Afrique du Nord – a toujours gardé son indépendance, depuis le VIIIe siècle. Contrairement à la Tunisie qui a alterné indépendance et appartenance à des empires, le dernier étant l’empire ottoman et à l’Algérie qui, en fait, n’existe que depuis sa colonisation. Le Maroc n’a connu le protectorat français que pendant 44 ans, contre 75 ans pour la Tunisie (et ne parlons pas des 132 ans de colonisation de l’Algérie). Protectorat qui a laissé en place le Makhzen, l’administration du Sultan (même si elle était en tutelle).
L’actuelle dynastie est née en 1666 et a connu presque immédiatement son apogée avec Moulay Ismail (1672-1727). Presque trois siècles et demi de royauté alaouite. A comparer avec la dynastie hachémite en Jordanie, née elle en 1946.
Sur le papier, le Maroc peut paraître relativement démocratique. Les partis politiques pêchent plutôt par leur nombre que par leur absence (pas moins de 20 dans la chambre des députés). Les deux dernières élections législatives ont eu lieu dans des conditions jugées transparentes. Certes avec un taux de participation extrêmement bas (37 % en 2007) et une telle atomisation qu’aucune majorité ne se dégage des urnes (le 1er parti compte 56 députés sur 325). L’islamisme parlementaire perd de l’influence.
Certes le Roi est aussi « Commandeur des croyants », mais après tout la Reine d’Angleterre est bien chef de l’église anglicane. Certes le Roi nomme le 1er ministre et le gouvernement est responsable devant lui et devant les chambres (il existe une chambre haute au mode d’élection encore plus folklorique que celui de nos sénateurs) ; le cabinet royal est très interventionniste. Mais, après tout, le Numéro 1 du Sarkozistan s’est attribué à peu près les mêmes prérogatives et son cabinet squeeze les ministres. Internet n’est pas censuré ; avec un art du bidouillage exceptionnel, les marocains captent à peu près toutes les chaînes satellitaires du monde. Pour la liberté de la presse, au début du règne actuel, elle a été quasi complète, mais depuis la situation s’est nettement dégradée, ainsi le « Journal » hebdomadaire a subi des procès qui l’ont ruiné et la presse restante est sous la menace de lois restrictives. En revanche, on trouve Le Canard Enchaîné, Le Monde, Libé, le Nel Obs, etc. dans les grandes villes et villes touristiques.
Mais derrière la façade parlementaire déconsidérée – ce que montre les taux d’abstentions – la réalité du pouvoir reste dans ce qu’on appelle le Makhzen. Il ne s’agit plus tout-à-fait du système administratif traditionnel laissé intact par le protectorat. « Intraduisible en français, le mot désigne les réseaux traditionnels liés au Palais qui irriguent le royaume et concurrencent les circuits étatiques modernes, quand ils ne les court-circuitent pas. Il existe un makhzen économique qui se moque des règles de la concurrence; un makhzen politique où fleurissent les partis sans militants, les députés sans électeurs… Au Maroc, dénoncer le makhzen, hydre sans tête, monstre anonyme, est un rituel commode qui évite de citer des noms de la nomenklatura marocaine, et d’aller plus avant dans l’analyse. » (Jean-Pierre Tuquoi) La fête du trône, avec la cérémonie d’allégeance des représentants de tribus qui, plus que dans le reste du Maghreb, restent une réalité sociale (déclinante certes, face à l’explosion urbaine), symbolise ce Makhzen, avec ce lien direct, de style féodal, à la personne du roi. Les 45 000 mohhaznis (dit aussi les mrouds), forces auxiliaires, en principe seulement armés de la zarouata (matraque) sont directement rattachés à la cour royale. Ils étaient principalement affectés au bled (la campagne), le pouvoir les redéploie dans les villes.
L’armée marocaine dont les cadres, dans le passé, ont tenté le coup d’état de Skhirrat (le second l’année suivante fut l’œuvre d’Oufkir), est enlisée dans les sables de l’ex-Sahara espagnol. La « Marche verte », coup génial d’Hassan II, a ressoudé le pays autour d’un nationalisme exacerbé que le soutien des frères ennemis algériens au Polisario maintient vivace. Et l’armée y trouve son compte en soldes améliorées et en avantages plus ou moins licites. Mais ce conflit qui s’éternise grève le budget national.
Comme en Tunisie, le dynamisme économique, symbolisé par le nouveau port « Tanger Med », est indéniable. Et le Roi qui, bien que sans doute la plus grosse fortune du royaume, est qualifié de Roi des pauvres, a lancé un programme d’Initiative nationale pour le développement humain (INDH), pour pallier aux fortes inégalités. Quel est son impact réel ?
Une dynastie ancrée dans l’histoire, un régime qui repose sur des forces de sécurité hypertrophiée mais qui s’appuie aussi sur une société rurale traditionnelle plus présente que dans le reste du Maghreb, une classe moyenne moderne qui aspire à une vie « à l’occidentale », sans parler de la question amazigh où ceux que l’on nomme berbères sont plus présents et actifs, une misère qui s’entasse dans des bidonvilles urbains, un ressort nationaliste avec le Sahara occidental toujours prêt à être tendu, une certaine liberté sinon une liberté certaine… le tableau bien incomplet ne se réduit pas à une image d’Epinal.
Maroc tabou ? Peut-être aussi, chez les vrais sociologues, politologues, etc. et chez beaucoup d’amis du Maroc, le constat que le contexte marocain n’est pas celui de la Tunisie, ni de l’Egypte. Ils laissent donc aux prophètes de l’après coup le soin de leur expliquer ce qu’ils auraient dû prévoir…