Une contribution savante de Gérard Chalaye, sur tout un pan de la littérature – et en filigrane de la politique – berbériste sous le protectorat. Gérard Chalaye a enseigné au Lycée Tarik ibn Zyad, qui a succédé au collège berbère, à Azrou. G. Chalaye est un membre éminent de la Société internationale d'études des littératures de l'ère Coloniale (SIELEC).
LITTERATURE COLONIALE BERBERISTE AU MAROC (1914-1934)
L'idéologie coloniale berbériste, au cours du Protectorat français au Maroc, a été mise en valeur par de notables historiens. Elle a été à l'origine de, riches et passionnantes, recherches et découvertes scientifiques, dans les domaines, historique, anthropologique, ethnologique, linguistique, ou culturel, et de plusieurs grandes institutions, autour du Maréchal Lyautey, comme la Mission scientifique, le Comité d'Etudes Berbères, les écoles franco-berbères et le Collège Berbère d'Azrou, l'Ecole militaire de Dar Beïda à Meknès, le monastère de Toumliline, ou la célèbre revue Hespéris. Cette idéologie fut d'ailleurs l'un des facteurs d'accélération, du processus nationaliste, à l'occasion du malheureux second Dahir Berbère du 16 mai 1930, scellé par le Sultan Mohammed Ben Youssef, et visant à séparer juridiquement Berbères et Arabes. L'on connaît moins le, très curieux et très puissant, imaginaire artistique qui l'accompagne, source d’œuvres multiples et fascinantes, mais devenues souvent confidentielles, en musique, peinture, et surtout en littérature dite berbériste. Nous présentons cette dernière, à son apogée, entre 1914 et 1934, correspondant à sa phase de surdétermination politique.
Berbérisme
Au sens large, la littérature berbériste offre une masse vertigineuse d'écrits. Il y a d'abord un certain nombre d'idéologues ou de publicistes, comme le Commandant Paul Marty, auteur en 1925, du Maroc de demain, ou Victor Piquet qui publia en 1925, son Peuple marocain : le bloc berbère. Le plus illustre d'entre eux, Georges Surdon (Esquisses de droit coutumier berbère marocain, 1928), commissaire du Gouvernement près des juridictions chérifiennes et professeur de Berbère, eut sans doute, l'impact le plus important sur l'élaboration et la formulation des idées admises à l'époque, concernant les Berbères. Davantage destinés au grand public de la métropole, nous rencontrons ensuite, ceux que nous appellerions aujourd'hui, des écrivains-voyageurs. C'est le cas dès avant 1920, des frères Tharaud. C'est également celui d'un Pierre Mille, théoricien de la littérature coloniale, dont l'intérêt est qu'il renvoie, lui-même, à d'autres strates. Maurice Le Glay donne le ton, à cette époque, à une pléiade d'auteurs de croquis marocains qui s'abritent plus ou moins ouvertement sous son patronage, tels René Maur, Pierre Suisse, Marie Barrère-Affre (La Casbah parmi les tentes), René Euloge (Pastorales berbères), Pierre Redan, pseudonyme de André Pierre-Jean Daniel (Aux confins du pays berbère), Armand Lamy d'Alcantara (Wonda des Chleuhs), ou le Capitaine Saïd Guennoun (1867-1940, La Voix des monts). Maurice Le Glay est le chef d'orchestre. Ses « livres (Récits marocains de la plaine et des monts, Badda fille berbère, le Chat aux oreilles percées, Itto, La Mort du Rogui, Les Pasteurs, Les Sentiers de la guerre et de l'amour) contiennent tout un enseignement marocain qu'on ne saurait négliger »[1] (Roland Lebel, 1931).
[1] Roland Lebel, Histoire de la littérature coloniale en France, Paris, libr. Larose, 1931, p. 120
Aux fondements, se trouve aussi toute une catégorie de scientifiques, dont les multiples et prudentes nuances seront rapidement écartées par les vulgarisateurs. Il ne fait pourtant aucun doute que c'est Émile Laoust qui contribue de la façon la plus constante à l'étude de la société berbère, de ses rites et de ses coutumes. Mais Lyautey a un autre protégé, également docteur en berbérologie, Henri Basset (1892-1926). Laoust, Basset.... : le fil rouge reliant cette famille de savants, qui diversifient ensuite leurs recherches en histoire, sociologie, ethnographie, linguistique, littérature, civilisation, politique..., semble bien avoir été, à condition d'en supprimer les multiples nuances, une berbérophilie avérée. Enfin un homme a plus que tout autre, incarné le "Je les aime et je les tue" de Le Glay : Robert Montagne (1893-1954). Berbérisme culturel et politique de Pacification sont, en effet, indissociables. Le sentiment épique de ces littérateurs est nourri par un certain nombre de topos, de poncifs récurrents présents dans tous leurs ouvrages. C'est d'abord l'affirmation, maintes fois ressassée, que les tribus berbères, bien plus que pour leur indépendance et leur liberté, se battent à cause de leur atavisme belliqueux. Deuxième poncif : ces ouvrages prennent pour personnages, des Aït Ou Malou, des Fils de l'ombre selon le surnom que se donnent à elles-mêmes, les tribus zaïans du versant sud du Haut-Atlas. Il y a, ainsi, trois mythes récurrents dans toute cette littérature qui tourne parfois à l'obsession : Moha Ou Hammou, Sidi Ali Amaouch et le désastre d'El Herri (13 novembre 1914).
Berbérophilie
Chez tous ces auteurs, la réaction semble unanime : « Ces berbères de l'Atlas si acharnés à se défendre, montrent une aisance étonnante à s'adapter »[1] (Jérôme et Jean Tharaud, rééd. 1996), écrivent les Tharaud. Comme beaucoup, Saïd Guennoun met en scène la métamorphose du guerrier primitif en paysan bien de chez lui (bien de chez nous ?), en précisant qu' « en déposant son arme, l'Aït Ou Malou change radicalement d'aspect et d'allure »[2] (Saïd Guennoun, 1933). Le Zaïan devient donc un Cévenol ou un Auvergnat sourcilleux. Car pour l'essentiel, les textes berbéristes sont loin d'être racistes mais plutôt racialistes et évolutionnistes à l'image de l'anthropologie du début du XXe siècle fondée sur le mythe du progrès. Pierre Redan cite Le Glay qui « dans un de ses livres, raconte qu'en écoutant les petits indigènes dans une école franco-berbère, du Moyen-Atlas réciter : les Gaulois nos ancêtres, il pensait à voir leurs têtes de jeunes montagnards cévenols, que ce n'était pas si inexact qu'on aurait pu croire »[3] (Pierre Redan, 1955).
[1] Jérôme et Jean Tharaud, Marrakech ou les seigneurs de l'Atlas, Maroc, les villes impériales, Paris, Omnibus, 1996, p. 770
[2] Guennoun Saïd, La Montagne berbère, les Aït Oumalou et le pays Zaïan, Paris, Éditions du Comité de l'Afrique française, Rabat, Éditions Omnia, 1933, p. 27
[3] Pierre Redan, Aux Confins du pays berbère, Paris, Delalain, 1955, p. 10
Chacun se souvient des débats interminables des années 1920, sur des théories aussi obscures que fantaisistes, à propos de l'origine ethnique de ces populations, souvent considérées comme indo-européennes ! Chez tous ces littérateurs, la description des Aït Ou Malou est la même : Dans l'image du Maroc berbère, l'indigène a carrément une tête de Français !. Le Père Koller cite Maurice Le Glay en 1920 : « Tout jusqu'à leur morphologie, distingue Arabes et Berbères et fait de ces derniers, des hommes proches de l'Européen pour ne pas dire du Français car ne sont-ils pas frères des Ibères, des Basques, des Celtes ? »[1]. L'auteur reprend son idée-force sous une formulation encore plus nette : « L'idée essentielle dont il faut se pénétrer est que le peuple marocain n'est pas arabe »[2]. Les Aït Ou Malou ne seraient pas réellement différents, mais surtout en retard. Un débat agité s'engage même sur la comparaison, entre le monde berbère et notre Moyen Age. C'est pourtant finalement l'aventure d'un retour archéologique vers les fondations de la démocratie antique que tente la littérature berbériste en la personne par exemple, d'un Robert Montagne. La jemaa, ce conseil des anciens du canton berbère, plutôt que de la tribu, semble constituer, en effet, l'embryon d'une vie démocratique et pousse Henri Basset à opérer le rapprochement avec la cité antique.
Montagne effectue cette exploration du passé européen sous le ciel berbère, en comparant les étapes démocratique et tyrannique correspondant réciproquement, aux mini-démocraties des jemaas atlassiques, et aux tentatives d'empires des grands caïds du Sud. Mais ce pouvoir qui n'est que le résultat du conglomérat produit par la fin des républiques berbères, n'aboutit jamais à la construction d'un État, et retourne à son anarchie originelle. Dans son numéro de décembre 1929, le Maroc catholique décrète ainsi que « le Moyen Atlas, c'est la démocratie sur toute la ligne »[1]. Pourtant l'aventure berbériste est aussi une tentative d'incursion ou de retour à un monde primitif, qui au-delà du Moyen Age et de l'Antiquité, appelle vers les origines mythiques de la sauvagerie. Le Zaïan devient peu à peu, véritablement, un primitif. L'aventure devient donc celle de la rencontre et de l'exploration de la mentalité primitive appréhendée avant tout comme païenne, c'est-à-dire surtout comme non musulmane. L'islam ne serait plus que le masque d'une réalité païenne bien plus ancienne et plus enracinée que n'importe quel monothéisme. L'affirmation de Montagne est très nette sur ce point : « Il s'en faut en effet que la nouvelle religion ait réussi à faire disparaître entièrement les vieux cultes naturistes d'autrefois qui sous la forme de rites agraires, se sont conservés dans le Sous, comme dans les autres régions montagneuses de l'Afrique du nord avec une étonnante fidélité »[2] (Robert Montagne, 1930).
[1] Mohammed Benhal, le Collège d'Azrou, la formation d'une élite berbère civile et militaire au Maroc, Paris, Karthala-Iremam, coll. Terre et gens d'islam, 2005, p. 49
[2] Robert Montagne, Les Berbères et le Maghzen dans le sud du Maroc, essai sur la transformation politique des Berbères sédentaires (groupe chleuh), Paris, F. Alcan, 1930, p. 50
Dahir
Concernant les aspects les plus radicaux de cette idéologie, les mêmes noms reviennent : Le Glay, Gaudefroy-Demombynes, Surdon, Victor Piquet..., et même parfois, à partir de l'examen de cas isolés, des sociologues coloniaux, notamment Montagne ou Michaux-Bellaire. Le volontarisme de l'attitude de Lyautey est, pour le moins, ambigu, et c'est un fait que la Résidence baigne dans une atmosphère de berbérophilie, en laissant se développer un double berbérisme, tribal et caïdal. Au-delà même des purs idéologues, les écrivains, cités plus haut, développent l'inspiration berbériste, en créant de toutes pièces, ce mythe du bon Berbère, et inspirent cette politique, qui avec le Dahir Berbère de 1930, essaie de fonder la pérennité du système colonial, sur l'opposition mythique entre Arabes et Berbères. Des scientifiques jouent-ils cette carte hasardeuse ? C'est peut-être le cas d’Émile Laoust. Mais Robert Montagne (avec Massignon) est l'un de ceux dont l'implication est parmi les plus contradictoires. Sa participation à l'équipe ne fait aucun doute, et cette implication dure jusqu'à une date assez tardive.
Pour soutenir l'épanouissement du berbérisme littéraire, la création d'une structure scolaire s'avère nécessaire. Par exemple, l'élite berbère doit être préparée dans une institution spécialement et exclusivement créée pour elle : dès octobre 1927, une élite berbère est donc en formation dans le Collège Berbère d'Azrou, et l'Ecole militaire de Dar Beïda à Meknès. Maurice Le Glay, suggère de couvrir le monde berbère d'écoles françaises. Plusieurs savants sont, en partie à leur corps défendant, embarqués dans cette aventure. Ainsi Émile Laoust rédige un rapport sur l'organisation des écoles en pays berbère, très étudié, très net. L'attitude de Lyautey est pour le moins, contradictoire, puisqu'il résista toujours à la tentation éprouvée par beaucoup, de créer un Berbéristan. Mais de bout en bout, la politique berbère reçoit son plein agrément. René Euloge est, sans doute, l'un des meilleurs représentants de ce romantisme berbère à cause de sa distance, par rapport à ses aspects idéologiques caricaturaux, mais il lui est difficile de se faire entendre. Concernant le mythe de la faible islamisation, il affirme en effet que « ce serait une erreur profonde de penser que l'on peut opposer à l'Arabe conquérant, le Berbère autochtone, en donnant à celui-ci, une éducation européenne le détournant du Coran et en voulant faire de lui, une force anti-islamique »[1] (René Euloge, 1952).
[1] René Euloge, Des Horizons d'hier aux horizons d'aujourd'hui, Les Derniers fils de l'ombre, Marrakech, Éditions de la Tighermt, 1952, p. 22
Mais que l'on y prenne garde ! : ce n'est pas pour un moindre berbérisme que se prononce René Euloge mais pour un berbérisme plus direct, moins caïdal, en un mot moins lyautéen. Euloge est un homme de terrain chez qui nous retrouvons toutes les étapes que nous avons identifiées dans le berbérisme littéraire, par exemple celle du mythe des origines. Chez lui, le concept primitiviste trouve sa correspondance fortement connotée positivement dans le mythe romantique des origines : les Berbères détiennent un secret originel que leur civilisation trop avancée a fait perdre aux Européens, et qui pourrait bien être celui du bonheur et de l'enchantement de la vie. L'aspect crépusculaire de l’œuvre retient particulièrement. Il y a avant tout, un grand rêve d'espace et de liberté échappant à la civilisation dite moderne, lié à une forte sympathie pour la Dissidence. Face au crépuscule d'une indépendance millénaire, c'est finalement un hymne tragique et nostalgique à la liberté berbère, que l'auteur compose à travers toute son œuvre, dont cet aspect reste le plus attachant. Face à la Pacification en 1928, il pressent trop bien, le risque d'acculturation inhérent à tout génocide. Avec la fin de la liberté des tribus, l'auteur est surtout sensible à l'obscurcissement d'un monde s'effondrant sous les coups de boutoir de la modernité, et au désenchantement d'un avenir auquel il avait voulu échapper, en s'installant en Berbérie. Il éclate en de pathétiques imprécations devant la nuit qui s'étend : « L'on en vient à souhaiter qu'un vieux Chleuh crie aux touristes européens : vous avez cru nous apporter la lumière mais en réalité, vous désirez nous entraîner avec vous, dans votre nuit ! »[1] (René Euloge, 1949).
[1] René Euloge, Cimes et hautes vallées du Grand Atlas, Bellegarde, Marrakech, imp. Sadag, éditions de la Tighermt, 1949, p. 56
Tout cela fut-il une simple fantasmagorie, produite par ce magicien de Lyautey (avec son entourage), et à laquelle beaucoup se sont laissés prendre ? Peut-être un peu moins qu'on ne le croit. Ce fantasme est pourtant à la source d’œuvres attachantes : L'Histoire permettra-t-elle jamais de déterminer si elles valaient les sacrifices consentis, et encore plus, les souffrances provoquées ?
Bibliographie très sélective
Benhal Mohammed, Le Collège d'Azrou, la formation d'une élite berbère civile et militaire au Maroc, Paris, Karthala-Iremam, coll. Terre et gens d'islam, 2005 (voir des extraits : http://azrou.anciens.free.fr/benhlal.htm)
Chalaye Gérard, René Euloge entre tradition berbère et modernité coloniale, Littérature et colonies, Cahiers de la SIELEC 1, Paris, Kailash, 2003
Chalaye Gérard, La Littérature coloniale berbériste au Maroc (1914-1934) : une aventure malgré tout ?, L'Aventure coloniale, Cahiers de la SIELEC 7, Paris, Kailash, 2011
Euloge René, Des Horizons d'hier aux horizons d'aujourd'hui, Les Derniers fils de l'ombre, Marrakech, Éditions de la Tighermt, 1952
Euloge René, Cimes et hautes vallées du Grand Atlas, Bellegarde, Marrakech, imp. Sadag, éditions de la Tighermt, 1949
Guennoun Saïd, La Montagne berbère, les Aït Oumalou et le pays Zaïan, Paris, Editions du Comité de l'Afrique française, Rabat, Editions Omnia, 1933
Lafuente Gilles, La Politique berbère de la France et le nationalisme marocain, Paris, L'Harmattan, coll. Histoire et perspectives méditerranéennes, 1999
Le Glay Maurice, Les Sentiers de la guerre et de l'amour, récits marocains, Nancy-Paris-Strasbourg, Éditions Berger-Levrault, 1930
Le Glay Maurice, Récits marocains de la plaine et des monts, Nancy-Paris-Strasbourg, Éditions Berger-Levrault, 1920
Montagne Robert, Les Berbères et le Maghzen dans le sud du Maroc, essai sur la transformation politique des Berbères sédentaires (groupe chleuh), Paris, F. Alcan, 1930
Pour compléter :
La politique berbère du protectorat marocain de 1913 à 1934
Charles-Robert Ageron
NB Les anciens d'Azrou peuvent lire au moins le début de Marrakech ou les seigneurs de l'Atlas, Maroc, les villes impériales, des frères Tharaud qui décrit le paysage d'Ito et la forêt de cèdres au dessus d'Azrou (fac-similé en format *.pdf, un peu long à s'afficher).
Les cartes postales anciennes sont tirées des collections de Gilbert Dubant.
Cet article a été rédigé pour l'Encyclopédie de la colonisation française (sous la direction d'Alain Ruscio).
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