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23 novembre 2018 5 23 /11 /novembre /2018 16:10
GENS DE GUERRE AU MAROC  (1912) Emile Nolly (1880-1914)

Il y a peu de guerre dans Gens de guerre. Malgré son titre, ce n'est pas un livre de guerre, mais un livre dans la guerre. Le récit, plus qu'une Iliade, se veut une Odyssée terrestre menant le narrateur de Casablanca à Fès, aller-retour sinueux, contre les tribus Beni m'Tir, Zemmour ou Zaër.

Le capitaine Émile Joseph Détanger (1880-1914), alias Émile Nolly de son nom de plume, est un militaire-écrivain, déjà actif dans l'armée de Cochinchine, du Cambodge et du Tonkin bien avant 1908. Il édite en 1912, ses Gens de guerre au Maroc, roman-récit semi-autobiographique. Les événements décrits portent sur l'année 1911, à la veille de l'instauration du Protectorat français.

GENS DE GUERRE AU MAROC  (1912) Emile Nolly (1880-1914)
GENS DE GUERRE AU MAROC  (1912) Emile Nolly (1880-1914)
GENS DE GUERRE AU MAROC  (1912) Emile Nolly (1880-1914)
GENS DE GUERRE AU MAROC  (1912) Emile Nolly (1880-1914)

La porte interdite des jardins de Meknès  

 

Qu’est-ce que Gens de guerre ? À peine un roman […]. Pas d’intrigue et pas de héros si ce n’est un narrateur. Plutôt un récit, un témoignage autobiographique ou mieux un essai. …Ou encore une Odyssée terrestre, passant par Rabat, Kenitra, Fez, Meknès, El Hajeb ou Tiflet…, sur des sentiers qui pour ne pas être seulement les Sentiers de la guerre et de l’amour (pour reprendre un titre de Maurice Le Glay), sont souvent ceux de la souffrance et de la misère, physiques et morales. C’est l’œuvre patriotique, militariste (et militante) d’un écrivain-soldat, tombé au champ d’honneur à 33 ans, durant la Grande Guerre, participant, par la conquête impériale, à la puissance et à la grandeur de la France. Au Maroc où il « fait colonne » (selon l’expression de Pierre Khorat), Avesnes, le comte de Blois, atteste qu’il tire de ses notes de campagne, ses Gens de guerre. Nolly appartient au convoi n° 2, dit Deuxième colonne du général Moinier (suivant la première du colonel Brulard et avant le troisième échelon du général Dalbiez), qui sauvera Moulay Hafid, assiégé dans Fez par les tribus berbères insoumises. Gens de guerre est donc un chant à la gloire de l’Armée française ultra-marine. Une question pourtant se fait jour : pourquoi Nolly ne mentionne-t-il pas Fez, où il est censé être allé, avec la 2e colonne Moinier ? Étrangement, dans son récit, Meknès occupe la place symbolique de celle de Fez. Pas de doute que Meknès soit une « ville interdite », comme le dira Nolly au chapitre VII. Les combats ont lieu, à partir du 5 juin 1911, pour débuter la deuxième partie de la campagne en commençant par Sefrou, et le 8 juin, les troupes épuisées prennent Meknès, que le narrateur présente, à l’aube, comme une ville interdite. C’est que « sous les murs », on est « hors les murs » et qu’il y a bien là, une « Porte interdite », la porte de l’Aguedal, ce jardin fortifié avec bassin et appartenant au sultan. Pierre Ibos, alias Pierre Khorat, nous explique qu'il est impossible de pénétrer dans la ville sans forcer la porte du jardin (du paradis terrestre ?). Ce passage de En colonne est capital : « Cette porte fermée, emblème des sentiments indigènes, doit céder à la violence pour que les destins soient accomplis. […] La barrière morale dressée par la révolte vaincue s’ouvre toute grande sur les jardins déserts »[1]. Khorat éclaire ici, par avance, les silences de son camarade Nolly : les énigmes multiples de l’enfer d’El Hajeb, des murs de Meknès et de leur porte interdite, enfin du paradis de l’Aguedal. La porte interdite devrait s’ouvrir sur le jardin du paradis marocain. Après les trois premiers chapitres de Purgatoire, pourrait-on dire, viennent trois chapitres infernaux… Et puis le Paradis dans les jardins de Meknès !

C’est donc après le 9 juin que Nolly peut s’écrier : « J’ai franchi la porte interdite ! Et je me suis enfoncé dans les jardins de l’Aguedal » (p. 41). Nolly décrit un paradis terrestre qui s’oppose à l’enfer, dernier mot du chapitre précédent. En réalité, le thème de la porte interdite, ouvrant sur des jardins secrets, appartient à la culture marocaine, car le principe du jardin-paradis marocain est d’être un jardin secret, caché par des murs, des remparts en ruines, et c’est toujours l’effet de surprise qui fait la beauté du jardin. Nous sommes ici au cœur de Gens de guerre, qui est, au fond, par un moyen non militaire mais littéraire, la quête de l’âme marocaine (pour reprendre la formule de Bonjean). Cette dernière pourrait ainsi être figurée, dans les murs, par un jardin secret auquel donne accès une porte interdite. Ce paradis marocain se révèle, sinon hors des murs, au moins comme extérieur au Maroc. Est-ce la porte du paradis du Maroc DANS les murs comme on pourrait s’y attendre ? Non, c’est un au-delà du Maroc qui est franchi, le Maroc lui-même ne pouvant être pénétré.

 

 

[1]  Pierre Khorat, En colonne au Maroc, Rabat, Fez, Méquinez, impressions d’un témoin, illustrations d’après les dessins de l’auteur, prépublication 1912, Paris, Librairie académique Perrin, 1913, deux formes sur Gallica, p. 150.

Le Général Moinier recevant la soumission de Moulay Zine

Le Général Moinier recevant la soumission de Moulay Zine

« Hors des murs !… »

Ces trois mots résument toute l’œuvre, si on les prend au pied de la lettre. Ils rejettent l’auteur dans une situation d’extériorité violente, qui le transforme en agresseur (honteux ?), dans l’expérience d’une profonde déréliction autant culturelle que politique. Hors des murs… Le « cosmopolitisme malheureux » de Nolly se révèle une prodigieuse attention à autrui, pas seulement au soldat, au tringlot, mais à l’autre en tant que même. Dans et hors l’action, Nolly n’est jamais dans la simplicité univoque, mais toujours dans l’ambiguïté des intentions. Homme et auteur complexe, il ne s’identifie pas complètement, dans ses relations avec les autres, à sa fonction, ni même entièrement, à la situation dans laquelle il se trouve. L’attention de Nolly n’est pas réservée au seul camp national français. Depuis longtemps, et bien avant Gens de guerre, dans Hiên le maboul (1908), et surtout dans La Barque annamite (1910), l’écrivain est déjà partagé (intérieurement déchiré ?) par une double postulation contradictoire. D’une part, servir, ce qui ne peut pas avoir été un hasard, sa vocation militaire, guerrière, patriotique et conquérante – comme celle de ses amis, Khorat, Avesnes… D’autre part, le désir humain, intellectuel, artistique, de rencontrer l’Autre, de langue, religion, culture, histoire, différentes, de pénétrer « dans les murs, par la porte interdite ». Ces profondes interrogations ne sont-elles pas encore plus cruciales au Maroc, même sous couvert de Protectorat ? C'est sinon un questionnement moral sur la colonisation, encore très rare en ce début de XXe siècle, au moins une lancinante question sur l’incommunicabilité des cultures et des civilisations. Tâche impossible, à cause du problème contradictoire qu’elle implique ? Nolly en conclut au vice fondamental de la rencontre des cultures, sous le signe de la guerre et de la domination.

GENS DE GUERRE AU MAROC  (1912) Emile Nolly (1880-1914)

Nous appelons l’attention du lecteur sur le fait que la dernière livraison de Gens de guerre, dans La Revue de Paris du 1er août 1912, ne contenait pas la dernière page du volume, après « Et puis des jours ont passé… » (p. 139), ajoutée intentionnellement pour l’édition originale, chez Calmann-Lévy. Ce ne peut donc être un hasard mais au contraire, un fait notable que la phrase ultime. Percevrions-nous dans cette petite phrase ajoutée in extremis, durant les mois précédents, une forme de pis-aller, de dédouanement, de repentir ? Ces jours qui ont passé constituent-ils la véritable expression d’une double postulation quasi simultanée, ouvrant le texte sur l’espérance d’une fin heureuse de la colonisation comme en Indochine ? Bien sûr, la dominante générale du texte est largement militaire (cf. la dédicace aux camarades), avec sa volonté d’exaltation de l’armée coloniale et de l’armée tout court, avec ses alertes, ses bivouacs, ses tringlots, soldats français ou indigènes, arabes et noirs. Telle est bien l'intention affichée, officiellement déclarée, constituant en cela, un témoignage d'époque irremplaçable. Mais un siècle après, nous nous donnons aujourd'hui, le droit d'une lecture polysémique contextualisée encore plus enrichissante, prenant en compte différents degrés de conscience : idéologique, existentiel, esthétique. Un second degré se dévoile avec ses soirs de nostalgie, sa porte interdite, son jardin caché, ses chanteuses, ces murs hors desquels on reste, faisant qu'au contraire de l'Extrême-Orient, Indochine, Tonkin, et pour des raisons  certainement historiques, notre écrivain ressent en 1911 au Maroc, un malaise et un trouble ni péjoratifs ni dépréciatifs mais plutôt à l'honneur de son intériorité fragmentée, divisée, profondément scindée. Le militaire et l'écrivain  constituent ainsi deux personnalités différentes en confrontation directe.

Les notations de dates sont rares dans gens de guerre. Celle du « soir tiède et morne de septembre » (1911, p. 136) dans le dernier chapitre, est la seule exceptée la mention du 14 juillet manqué avec Moulay Hafid. La suite de la phrase en est d’autant plus remarquable, annonçant le « jamais nous ne serions pleinement heureux » (p. 138 ; nos italiques). Pas de doute que nous ne nous trouvions ici au cœur du récit lorsque l’auteur perçoit parfaitement, à travers un chant arabe, la vie et la civilisation qu’en tant que colonisateurs, les soldats français affrontent. En effet, autant que la guerre, la religion ou la musique sont les manifestations les plus caractéristiques des civilisations, à l’occasion desquelles deux peuples peuvent mutuellement se démoraliser. C’est qu’il y a beaucoup de chanteuses dans l’œuvre, dès le deuxième chapitre, si capital qu’il offre, comme nous l’avons dit, toutes les clés, herméneutiques et heuristiques, des portes de l’ouvrage, et en particulier celles problématiques du « paradis marocain » (p. 10). Chaque fois, dans ces deux chapitres, s’effectue une curieuse alliance, exposée sous l’acétylène, entre la vulgaire sensualité européenne, et la vénale prostitution marocaine : maquillage et tatouage en sont les signes. C’est pourquoi lorsque retentit, d’un patio intérieur, « la voix de femme qui chantait dans la nuit » (p. 137), nous pensons bien avoir enfin trouvé l’intériorité de l’âme marocaine évoquée par Bonjean, souffrante, blessée, mais qui par là-même, exclut le conquérant. Voilà qui complexifie singulièrement le sens et la valeur de cette phrase que nous mettons en relief : « Jamais nous ne serions pleinement heureux, parce que nous étions condamnés à rôder éternellement, hors des murs… » (p. 138).

GENS DE GUERRE AU MAROC  (1912) Emile Nolly (1880-1914)

Un héroïsme du quotidien militaire

 

Nous insisterons sur la figure de Maurice Barrès, et sa mystique nationale enracinée, patriotique, antiparlementaire, mais ni monarchiste, ni catholique, pouvant supporter une forte dose de républicanisme, finalement très individualiste, et même aristocratique. Culture de guerre ? S’il y a une mystique (au-delà du catholicisme), c’est celle de la souffrance. Ce chant à la gloire de l’Armée française ultra-marine, est surtout à celui de l’abnégation des soldats conscrits. Plus que dans l’épopée militaire, c’est dans la description de la souffrance des tringlots, pour une cause qui les dépasse, que l’auteur excelle. Toutes les autres causes morales, sociales ou politiques sont poussées "aux oubliettes". Seul demeure un dévouement quasi mystique, une abnégation militaire et patriotique. Avesnes confirme que ce qui fait de l’héroïsme une mystique, ce ne sont pas les grands gestes, mais une série de réactions physiques quasi animales. Encore davantage qu’au cours de violents combats, c’est dans les petits faits de la vie quotidienne militaire (souvent sordide) que se révèle l’héroïsme de l’homme de troupe. Tribut ou fardeau de métier ? Certes… Mais reste à savoir au nom de quoi accepter toute cette souffrance et cet échec, en apparence absurdes ou inutiles ? Sinon celui d’une forme extrême d’héroïsme paradoxal, au sens où, comme chez Maurice Barrès, l’idée de patrie n’est justement plus qu’une idée, un simple prétexte, pour s’élever au-dessus de soi-même, pour « faire la pige » au destin. Le narrateur se demande pourquoi quatre goumiers algériens sont venus mourir sur la terre étrangère du Maroc, comme lui-même semble risquer sa vie pour un consortium de banques internationales (p. 74). Pour l’auteur, le nationalisme devient donc une manière de se donner à plus grand que soi, une mystique difficile à saisir tant son véritable objet semble échapper, mystique militaire du quotidien, mystique de la souffrance pour l’armée ou la patrie, ou plutôt quête de leur fantôme énigmatique dans leur absurdité même.

GENS DE GUERRE AU MAROC  (1912) Emile Nolly (1880-1914)
GENS DE GUERRE AU MAROC  (1912) Emile Nolly (1880-1914)

L'Harmattan 21 €

Cet article a été rédigé pour l'Encyclopédie de la colonisation française (sous la direction d'Alain Ruscio).

 

Gérard Chalaye a enseigné au Lycée Tarik ibn Zyad, qui a succédé au collège berbère, à Azrou. G. Chalaye est un membre éminent de la Société internationale d'études des littératures de l'ère Coloniale (SIELEC) et membre de l'Association des amis d'Azrou (AAA)

Bibliographie sélective

Émile Nolly, pseudonyme du capitaine Émile Détanger

Hiên le Maboul, Ed. Originale, Paris, Calmann-Lévy, 1908, Rééd., Autrement Mêmes, Paris, L'Harmattan, 2011

La Barque annamite : roman de mœurs, Ed. Originale, Paris, Fasquelle, 1910, Rééd., Pondichéry-Paris, Kailash, 2008

Gens de guerre au Maroc, Ed. Originale, Paris, Calmann-Lévy, 1912, Rééd. , Présentation de Gérard Chalaye, Autrement Mêmes, Paris, L'Harmattan, 2018

Le Chemin de la victoire, Ed. Originale, Paris, Calmann-Lévy, 1913, Reprints, Nabu Press, 2010 (texte brut)

Le Conquérant : journal d'un indésirable au Maroc, Ed. originale, Paris, Calmann-Lévy, 1916, Rééd., Présentation de Guy Riegert, Autrement Mêmes, Paris, L'Harmattan, 2015 

 

Compléments très sélectifs

Avesnes, pseudonyme du Comte de Blois, Émile Nolly, capitaine Détanger, Revue des deux mondes, t. 29 (1915) et gallica

Chalaye Gérard, Présentation et annexes à Émile Nolly, Gens de guerre au Maroc, Rééd., Autrement Mêmes, Paris, L'Harmattan, 2018

Khorat Pierre, pseudonyme de Pierre Ibos, En Colonne au Maroc, Rabat, Fez, Méquinez : impressions d'un témoin, Paris, Librairie académique Perrin, 1913, et gallica

Khorat Pierre, pseudonyme de Pierre Ibos, Scènes de la pacification marocaine, Paris, Librairie académique Perrin, 1914, et gallica 

Voinot Colonel L ., Sur Les traces glorieuses des pacificateurs du Maroc, Paris, Charles-Lavauzelle & Cie, 1939

 

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20 avril 2018 5 20 /04 /avril /2018 15:32
Berbérisme et littérature

Une contribution savante de Gérard Chalaye, sur tout un pan de la littérature – et en filigrane de la politique – berbériste sous le protectorat. Gérard Chalaye a enseigné au Lycée Tarik ibn Zyad, qui a succédé au collège berbère, à Azrou. G. Chalaye est un membre éminent de la Société internationale d'études des littératures de l'ère Coloniale (SIELEC).

LITTERATURE COLONIALE BERBERISTE AU MAROC  (1914-1934)

Berbérisme et littérature

L'idéologie coloniale berbériste, au cours du Protectorat français au Maroc, a été mise en valeur par de notables historiens. Elle a été à l'origine de, riches et passionnantes, recherches et découvertes scientifiques, dans les domaines, historique, anthropologique, ethnologique, linguistique, ou culturel, et de plusieurs grandes institutions, autour du Maréchal Lyautey, comme la Mission scientifique, le Comité d'Etudes Berbères, les écoles franco-berbères et le Collège Berbère d'Azrou, l'Ecole militaire de Dar Beïda à Meknès, le monastère de Toumliline, ou la célèbre revue Hespéris. Cette idéologie fut d'ailleurs l'un des facteurs d'accélération, du processus nationaliste, à l'occasion du malheureux second Dahir Berbère du 16 mai 1930, scellé par le Sultan Mohammed Ben Youssef, et visant à séparer juridiquement Berbères et Arabes. L'on connaît moins le, très curieux et très puissant, imaginaire artistique qui l'accompagne, source d’œuvres multiples et fascinantes, mais devenues souvent confidentielles, en musique, peinture, et surtout en littérature dite berbériste. Nous présentons cette dernière, à son apogée, entre 1914 et 1934, correspondant à sa phase de surdétermination politique.

Berbérisme et littérature

Berbérisme

Au sens large, la littérature berbériste offre une masse vertigineuse d'écrits. Il y a d'abord un certain nombre d'idéologues ou de publicistes, comme le Commandant Paul Marty, auteur en 1925, du Maroc de demain, ou Victor Piquet qui publia en 1925, son Peuple marocain : le bloc berbère. Le plus illustre d'entre eux, Georges Surdon (Esquisses de droit coutumier berbère marocain, 1928), commissaire du Gouvernement près des juridictions chérifiennes et professeur de Berbère, eut sans doute, l'impact le plus important sur l'élaboration et la formulation des idées admises à l'époque, concernant les Berbères. Davantage destinés au grand public de la métropole, nous rencontrons ensuite, ceux que nous appellerions aujourd'hui, des écrivains-voyageurs. C'est le cas dès avant 1920, des frères Tharaud. C'est également celui d'un Pierre Mille, théoricien de la littérature coloniale, dont l'intérêt est qu'il renvoie, lui-même, à d'autres strates. Maurice Le Glay donne le ton, à cette époque, à une pléiade d'auteurs de croquis marocains qui s'abritent plus ou moins ouvertement sous son patronage, tels René Maur, Pierre Suisse, Marie Barrère-Affre (La Casbah parmi les tentes), René Euloge (Pastorales berbères), Pierre Redan, pseudonyme de André Pierre-Jean Daniel (Aux confins du pays berbère), Armand Lamy d'Alcantara (Wonda des Chleuhs), ou le Capitaine Saïd Guennoun (1867-1940, La Voix des monts). Maurice Le Glay est le chef d'orchestre. Ses « livres (Récits marocains de la plaine et des monts, Badda fille berbère, le Chat aux oreilles percées, Itto, La Mort du Rogui, Les Pasteurs, Les Sentiers de la guerre et de l'amour) contiennent tout un enseignement marocain qu'on ne saurait négliger »[1] (Roland Lebel, 1931).

 

[1]    Roland Lebel, Histoire de la littérature coloniale en France, Paris, libr. Larose, 1931, p. 120

Berbérisme et littérature

Aux fondements, se trouve aussi toute une catégorie de scientifiques, dont les multiples et prudentes nuances seront  rapidement écartées par les vulgarisateurs. Il ne fait pourtant aucun doute que c'est Émile Laoust qui  contribue de la façon la plus constante à l'étude de la société berbère, de ses rites et de ses coutumes. Mais Lyautey a un autre protégé, également docteur en berbérologie, Henri Basset (1892-1926). Laoust, Basset.... : le fil rouge reliant cette famille de savants, qui diversifient ensuite leurs recherches en histoire, sociologie, ethnographie, linguistique, littérature, civilisation, politique..., semble bien avoir été, à condition d'en supprimer les multiples nuances, une berbérophilie avérée. Enfin un homme a plus que tout autre, incarné le "Je les aime et je les tue" de Le Glay : Robert Montagne (1893-1954). Berbérisme culturel et politique de Pacification sont, en effet, indissociables. Le sentiment épique de ces littérateurs est nourri par un certain nombre de topos, de poncifs récurrents présents dans tous leurs ouvrages. C'est d'abord l'affirmation, maintes fois ressassée, que les tribus berbères, bien plus que pour leur indépendance et leur liberté, se battent à cause de leur atavisme belliqueux. Deuxième poncif : ces ouvrages prennent pour personnages, des Aït Ou Malou, des Fils de l'ombre selon le surnom que se donnent à elles-mêmes, les tribus zaïans du versant sud du Haut-Atlas. Il y a, ainsi, trois mythes récurrents dans toute cette littérature qui tourne parfois à l'obsession : Moha Ou Hammou, Sidi Ali Amaouch et le désastre d'El Herri (13 novembre 1914).

 

Berbérisme et littérature

Berbérophilie 

 

Chez tous ces auteurs, la réaction semble unanime : « Ces berbères de l'Atlas si acharnés à se défendre, montrent une aisance étonnante à s'adapter »[1] (Jérôme et Jean Tharaud, rééd. 1996), écrivent les Tharaud. Comme beaucoup, Saïd Guennoun met en scène la métamorphose du guerrier primitif en paysan bien de chez lui (bien de chez nous ?), en précisant qu' « en déposant son arme, l'Aït Ou Malou change radicalement d'aspect et d'allure »[2] (Saïd Guennoun, 1933). Le Zaïan devient donc un Cévenol ou un Auvergnat sourcilleux. Car pour l'essentiel, les textes berbéristes sont loin d'être racistes mais plutôt racialistes et évolutionnistes à l'image de l'anthropologie du début du XXe siècle fondée sur le mythe du progrès. Pierre Redan cite Le Glay qui « dans un de ses livres, raconte qu'en écoutant les petits indigènes dans une école franco-berbère, du Moyen-Atlas réciter : les Gaulois nos ancêtres, il pensait à voir leurs têtes de jeunes montagnards cévenols, que ce n'était pas si inexact qu'on aurait pu croire »[3] (Pierre Redan, 1955).

 

[1]    Jérôme et Jean Tharaud, Marrakech ou les seigneurs de l'Atlas, Maroc, les villes impériales, Paris, Omnibus, 1996, p. 770

[2]          Guennoun Saïd, La Montagne berbère, les Aït Oumalou et le pays Zaïan, Paris, Éditions du Comité de l'Afrique française, Rabat, Éditions Omnia, 1933, p. 27

[3]    Pierre Redan, Aux Confins du pays berbère, Paris, Delalain, 1955, p. 10

Berbérisme et littérature

Chacun se souvient des débats interminables des années 1920, sur des théories aussi obscures que fantaisistes, à propos de l'origine ethnique de ces populations, souvent considérées comme indo-européennes ! Chez tous ces littérateurs, la description des Aït Ou Malou est la même : Dans l'image du Maroc berbère, l'indigène a carrément une tête de Français !. Le Père Koller cite Maurice Le Glay en 1920 : « Tout jusqu'à leur morphologie, distingue Arabes et Berbères et fait de ces derniers, des hommes proches de l'Européen pour ne pas dire du Français car ne sont-ils pas frères des Ibères, des Basques, des Celtes ? »[1]. L'auteur reprend son idée-force sous une formulation encore plus nette : « L'idée essentielle dont il faut se pénétrer est que le peuple marocain n'est pas arabe »[2]. Les Aït Ou Malou ne seraient pas réellement différents, mais surtout en retard. Un débat agité s'engage même sur la comparaison, entre le monde berbère et notre Moyen Age. C'est pourtant finalement l'aventure d'un retour archéologique vers les fondations de la démocratie antique que tente la littérature berbériste en la personne par exemple, d'un Robert Montagne. La jemaa, ce conseil des anciens du canton berbère, plutôt que de la tribu, semble constituer, en effet, l'embryon d'une vie démocratique et pousse Henri Basset à opérer le rapprochement avec la cité antique.

 

[1]  Gilles Lafuente, La Politique berbère de la France et le nationalisme marocain, Paris, L'Harmattan, coll. Histoire et perspectives méditerranéennes, 1999, p. 85

[2]    Ibid.

Berbérisme et littérature

Montagne effectue cette exploration du passé européen sous le ciel berbère, en comparant les étapes démocratique et tyrannique correspondant réciproquement, aux mini-démocraties des jemaas atlassiques, et aux tentatives d'empires des grands caïds du Sud. Mais ce pouvoir qui n'est que le résultat du conglomérat produit par la fin des républiques berbères, n'aboutit jamais à la construction d'un État, et retourne à son anarchie originelle. Dans son numéro de décembre 1929, le Maroc catholique décrète ainsi que « le Moyen Atlas, c'est la démocratie sur toute la ligne »[1]. Pourtant l'aventure berbériste est aussi une tentative d'incursion ou de retour à un monde primitif, qui au-delà du Moyen Age et de l'Antiquité, appelle vers les origines mythiques de la sauvagerie. Le Zaïan devient peu à peu, véritablement, un primitif. L'aventure devient donc celle de la rencontre et de l'exploration de la mentalité primitive appréhendée avant tout comme païenne, c'est-à-dire surtout comme non musulmane. L'islam ne serait plus que le masque d'une réalité païenne bien plus ancienne et plus enracinée que n'importe quel monothéisme. L'affirmation de Montagne est très nette sur ce point : « Il s'en faut en effet que la nouvelle religion ait réussi à faire disparaître entièrement les vieux cultes naturistes d'autrefois qui sous la forme de rites agraires, se sont conservés dans le Sous, comme dans les autres régions montagneuses de l'Afrique du nord avec une étonnante fidélité »[2] (Robert Montagne, 1930).

 

[1]    Mohammed Benhal, le Collège d'Azrou, la formation d'une élite berbère civile et militaire au Maroc, Paris, Karthala-Iremam, coll. Terre et gens d'islam, 2005, p. 49

[2]    Robert Montagne, Les Berbères et le Maghzen dans le sud du Maroc, essai sur la transformation politique des Berbères sédentaires (groupe chleuh), Paris, F. Alcan, 1930, p. 50

Berbérisme et littérature

Dahir

Concernant les aspects les plus radicaux de cette idéologie, les mêmes noms reviennent : Le Glay, Gaudefroy-Demombynes, Surdon, Victor Piquet..., et même parfois, à partir de l'examen de cas isolés, des sociologues coloniaux, notamment Montagne ou Michaux-Bellaire. Le volontarisme de l'attitude de Lyautey est, pour le moins, ambigu, et c'est un fait que la Résidence baigne dans une atmosphère de berbérophilie, en laissant se développer un double berbérisme, tribal et caïdal. Au-delà même des purs idéologues, les écrivains, cités plus haut, développent l'inspiration berbériste, en créant de toutes pièces, ce mythe du bon Berbère, et inspirent cette politique, qui avec le Dahir Berbère de 1930, essaie de fonder la pérennité du système colonial, sur l'opposition mythique entre Arabes et Berbères. Des scientifiques jouent-ils cette carte hasardeuse ? C'est peut-être le cas d’Émile Laoust. Mais Robert Montagne (avec Massignon) est l'un de ceux dont l'implication est parmi les plus contradictoires. Sa participation à l'équipe ne fait aucun doute, et cette implication dure jusqu'à une date assez tardive.

Collège Berbère AZROU vers 1930

Collège Berbère AZROU vers 1930

Pour soutenir l'épanouissement du berbérisme littéraire, la création d'une structure scolaire s'avère nécessaire. Par exemple, l'élite berbère doit être préparée dans une institution spécialement et exclusivement créée pour elle : dès octobre 1927, une élite berbère est donc en formation dans le Collège Berbère d'Azrou, et l'Ecole militaire de Dar Beïda à Meknès. Maurice Le Glay, suggère de couvrir le monde berbère d'écoles françaises. Plusieurs savants sont, en partie à leur corps défendant, embarqués dans cette aventure. Ainsi Émile Laoust rédige un rapport sur l'organisation des écoles en pays berbère, très étudié, très net. L'attitude de Lyautey est pour le moins, contradictoire, puisqu'il résista toujours à la tentation éprouvée par beaucoup, de créer un Berbéristan. Mais de bout en bout, la politique berbère reçoit son plein agrément. René Euloge est, sans doute, l'un des meilleurs représentants de ce romantisme berbère à cause de sa distance, par rapport à ses aspects idéologiques caricaturaux, mais il lui est difficile de se faire entendre. Concernant le mythe de la faible islamisation, il affirme en effet que « ce serait une erreur profonde de penser que l'on peut opposer à l'Arabe conquérant, le Berbère autochtone, en donnant à celui-ci, une éducation européenne le détournant du Coran et en voulant faire de lui, une force anti-islamique »[1] (René Euloge, 1952).

 

[1]  René Euloge, Des Horizons d'hier aux horizons d'aujourd'hui, Les Derniers fils de l'ombre, Marrakech, Éditions de la Tighermt, 1952, p. 22

Berbérisme et littérature

Mais que l'on y prenne garde ! : ce n'est pas pour un moindre berbérisme que se prononce René Euloge mais pour un berbérisme plus direct, moins caïdal, en un mot moins lyautéen. Euloge est un homme de terrain chez qui nous retrouvons toutes les étapes que nous avons identifiées dans le berbérisme littéraire, par exemple celle du mythe des origines. Chez lui, le concept primitiviste trouve sa correspondance fortement connotée positivement dans le mythe romantique des origines : les Berbères détiennent un secret originel que leur civilisation trop avancée a fait perdre aux Européens, et qui pourrait bien être celui du bonheur et de l'enchantement de la vie. L'aspect crépusculaire de l’œuvre retient particulièrement. Il y a avant tout, un grand rêve d'espace et de liberté échappant à la civilisation dite moderne, lié à une forte sympathie pour la Dissidence. Face au crépuscule d'une indépendance millénaire, c'est finalement un hymne tragique et nostalgique à la liberté berbère, que l'auteur compose à travers toute son œuvre, dont cet aspect reste le plus attachant. Face à la Pacification en 1928, il pressent trop bien, le risque d'acculturation inhérent à tout génocide. Avec la fin de la liberté des tribus, l'auteur est surtout sensible à l'obscurcissement d'un monde s'effondrant sous les coups de boutoir de la modernité, et au désenchantement d'un avenir auquel il avait voulu échapper, en s'installant en Berbérie. Il éclate en de pathétiques imprécations devant la nuit qui s'étend : « L'on en vient à souhaiter qu'un vieux Chleuh crie aux touristes européens : vous avez cru nous apporter la lumière mais en réalité, vous désirez nous entraîner avec vous, dans votre nuit ! »[1] (René Euloge, 1949).

 

[1]    René Euloge, Cimes et hautes vallées du Grand Atlas, Bellegarde, Marrakech, imp. Sadag, éditions de la Tighermt, 1949, p. 56

Berbérisme et littérature

Tout cela fut-il une simple fantasmagorie, produite par ce magicien de Lyautey (avec son entourage), et à laquelle beaucoup se sont laissés prendre ? Peut-être un peu moins qu'on ne le croit. Ce fantasme est pourtant à la source d’œuvres attachantes : L'Histoire permettra-t-elle jamais de déterminer si elles valaient les sacrifices consentis, et encore plus, les souffrances provoquées ? 

 

 

Bibliographie très sélective

 

Benhal Mohammed, Le Collège d'Azrou, la formation d'une élite berbère civile et militaire au Maroc, Paris, Karthala-Iremam, coll. Terre et gens d'islam, 2005 (voir des extraits : http://azrou.anciens.free.fr/benhlal.htm)

 

Chalaye Gérard, René Euloge entre tradition berbère et modernité coloniale, Littérature et colonies, Cahiers de la SIELEC 1, Paris, Kailash, 2003  

 

Chalaye Gérard, La Littérature coloniale berbériste au Maroc (1914-1934) : une aventure malgré tout ?,  L'Aventure coloniale, Cahiers de la SIELEC 7, Paris, Kailash, 2011

 

Euloge René, Des Horizons d'hier aux horizons d'aujourd'hui, Les Derniers fils de l'ombre, Marrakech, Éditions de la Tighermt, 1952

 

Euloge René, Cimes et hautes vallées du Grand Atlas, Bellegarde, Marrakech, imp. Sadag, éditions de la Tighermt, 1949

 

Guennoun Saïd, La Montagne berbère, les Aït Oumalou et le pays Zaïan, Paris, Editions du Comité de l'Afrique française, Rabat, Editions Omnia, 1933

 

Lafuente Gilles, La Politique berbère de la France et le nationalisme marocain, Paris, L'Harmattan, coll. Histoire et perspectives méditerranéennes, 1999

 

Le Glay Maurice, Les Sentiers de la guerre et de l'amour, récits marocains, Nancy-Paris-Strasbourg, Éditions Berger-Levrault, 1930

 

Le Glay Maurice, Récits marocains de la plaine et des monts, Nancy-Paris-Strasbourg, Éditions Berger-Levrault, 1920

 

Montagne Robert, Les Berbères et le Maghzen dans le sud du Maroc, essai sur la transformation politique des Berbères sédentaires (groupe chleuh), Paris, F. Alcan, 1930

 

Pour compléter :

La politique berbère du protectorat marocain de 1913 à 1934

Charles-Robert Ageron

 

 

NB Les anciens d'Azrou peuvent lire au moins le début de Marrakech ou les seigneurs de l'Atlas, Maroc, les villes impériales, des frères Tharaud qui décrit le paysage d'Ito et la forêt de cèdres au dessus d'Azrou (fac-similé en format *.pdf, un peu long à s'afficher).

 

Les cartes postales anciennes sont tirées des collections de Gilbert Dubant.

 

 

 

Cet article a été rédigé pour l'Encyclopédie de la colonisation française (sous la direction d'Alain Ruscio).

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