"La problématique de l'enseignement se situe fièrement du côté des savoirs et des enseignants. Elle n'affirme pas seulement l'importance de maîtres qui savent et croient en leurs savoirs; elle soutient que cela seul est essentiel : il suffit de maîtriser les savoirs pour savoir les transmettre. Dès lors, s'interroger sur les conditions de cette transmission est un aveu d'incompétence, et la pédagogie se disqualifie d'elle-même : « II n'y a pas de problèmes pédagogiques, il n'y a que des professeurs qui n'ont rien à dire », disait un jour un inspecteur général* actuellement en fonction. A la limite, il est même dangereux, dans cette perspective, de tenir compte des élèves. C'est introduire, en effet, face à la rigueur immuable des normes scolaires et à l'évidence des savoirs qui s'imposent d'eux-mêmes, le relatif et le contingent, dont on ne peut tirer quelque science que ce soit. D'où les accusations que ne ménage pas la polémique actuelle : s'intéresser aux élèves, parler de leurs intérêts ou de leurs motivations, de leur épanouissement ou de leur éducation, ce serait renoncer aux savoirs et, par une véritable subversion, substituer à la seule fin légitime de l'école une finalité nouvelle plus digne des colonies de vacances : répondre aux besoins des élèves et leur faire plaisir.
La problématique de la vie scolaire situe la cause des difficultés dans le désintérêt des élèves et leur absence de motivation. Mais on ne peut espérer que tous les élèves s'intéressent spontanément à toutes les matières, d'autant qu'il en est d'inévitablement arides, et il serait vain de prétendre rendre tous les cours passionnants. La problématique de la vie scolaire renonce donc à changer les enseignements en eux-mêmes, et elle cherche à développer, à côté d'eux, des activités qui mobilisent les élèves en espérant que, par un choc en retour, cet intérêt nouveau pour des activités situées dans le cadre scolaire rejaillira sur les enseignements. C'est dans cet esprit qu'ont été conçus les foyers socio-éducatifs et qu'ont été mis en œuvre les 10 % ou encore, dans certains cas, les projets d'action éducative. On aboutit ainsi, en cas de succès, à créer des îlots d'intérêt et de vie qui tranchent sur la monotonie de l'enseignement quotidien.
Ni la problématique de l'enseignement ni celle de la vie scolaire n'offrent de solution aux problèmes actuels, car ni l'une ni l'autre ne pensent l'élève comme sujet actif qui construit ses propres savoirs. La première le réduit à un réceptacle passif de savoirs exposés devant lui; la seconde pense bien l'élève, mais comme sujet de besoins, d'émotions, de désirs, non de savoirs. Cela ne veut pas dire que tout soit à rejeter dans l'une et l'autre approche : il est vrai que l'on apprend mieux des savoirs exposés de façon claire et rigoureuse, vrai aussi que l'on apprend mieux quand on est motivé. Mais, au lieu de les opposer et d'exiger stupidement que l'on choisisse entre ces deux problématiques, il faut les dépasser, et c'est ce que permet la problématique des études.
Celle-ci place au centre de ses préoccupations l'élève en tant qu'il apprend. Comme la problématique de l'enseignement, elle est donc du côté des savoirs, mais non, si l'on peut dire, des savoirs apolliniens, solaires, étincelants, tels que des maîtres éminents peuvent en apporter la révélation. Elle est du côté des savoirs laborieux et pénibles, sans cesse complétés et précisés par l'élève qui les apprend, les construit et finit par s'en emparer pour les utiliser à sa guise. Comme la problématique de la vie scolaire, elle s'intéresse donc aux élèves, mais plus aux élèves dans leur cheminement cognitif, dans le travail par lequel ils maîtrisent peu à peu et s'approprient les savoirs, que dans leur affectivité. Cela ne veut pas dire que ce travail ne donne pas, de surcroît, le bonheur d'apprendre, de savoir et de comprendre : ne soyons pas jansénistes; il n'est pas nécessaire que le travail soit triste pour être fécond, ni que les savoirs soient ennuyeux pour être exacts. Mais l'école répond au principe de réalité : ce que l'on doit y apprendre ne dépend en dernière analyse ni de la subjectivité du professeur ni de celle des élèves, mais d'une finalité qui s'impose aux uns et aux autres.
La problématique des études fait leur place et à l'enseignement et à la vie scolaire. A l'enseignement, parce que les études ont besoin d'être nourries, dirigées, évaluées : on n'apprend pas à partir de rien, ni n'importe comment. A la vie scolaire, parce que le cadre, l'ambiance dans laquelle on travaille interviennent dans l'efficacité de ce travail et que, de toute façon, les élèves passent du temps à l'école, en dehors du travail scolaire, et qu'il ne faut pas que ce soit un temps mort ou un temps destructeur. Mais la visée constitutive de la problématique des études est le travail des élèves qu'elle cherche à rendre aussi efficace que possible.
Dans cette perspective, il est indispensable de graduer correctement le travail demandé aux élèves. Notre enseignement est trop prétentieux, et il demande aux élèves des choses dont ils ne sont pas capables. On pourrait lui donner pour emblème ces institutrices de maternelle fustigées par M"" Kergomard, qui s'acharnaient à apprendre à lire à des enfants qui ne savaient pas encore parler. Nos programmes sont sur de nombreux points en avance d'une année sur ceux des pays qui nous entourent. A force de craindre la baisse du niveau, on ne cesse de relever la barre : faut-il s'étonner que les élèves aient du mal à la franchir? Mieux vaudraient des ambitions plus réalistes qui permettraient en fait d'être plus exigeants envers les élèves.
La problématique des études impose aussi de diversifier le travail des élèves : non pour plaire, mais pour être efficace. Que dirait-on d'un professeur de piano ou de violon qui ferait toujours travailler la main gauche? Elle impose d'expliquer aux élèves le travail qu'on leur demande, pour qu'ils en comprennent le sens au lieu de le subir comme un fléau. Elle impose enfin de corriger ce travail et de l'évaluer avec les élèves : s'ils ne comprennent pas en quoi il est insuffisant, comment veut-on qu'ils l'améliorent? On rougit d'avoir à rappeler ces règles du métier, que tous les enseignants s'honorent de respecter : corriger les copies, expliquer les fautes, les erreurs, reprendre une explication mal comprise, ils le font tous les jours parce qu'ils n'ont pas l'illusion de croire que les savoirs s'imposent d'eux-mêmes. Pourquoi alors ne pas tirer les conclusions de cette pratique et reconnaître qu'en dernière analyse rien, dans l'école, n'est plus important que le travail des élèves ? C'est affirmer que les études commandent et l'enseignement et la vie scolaire.
Dans la conjoncture actuelle, la problématique des études est en outre seule pertinente. Proposer comme remède aux difficultés de l'heure la restauration de l'enseignement à l'ancienne, c'est expliquer ces difficultés par une insuffisance des enseignants : soit une insuffisance dans l'ordre des savoirs, et l'on conclut à la nécessité de renforcer leur formation; soit un manque de conviction ou d'énergie, une crise de confiance qui les conduit à la renonciation, à l'abandon, à la capitulation, et il est alors logique de les rappeler au culte des valeurs professionnelles.
Mais les difficultés actuelles tiennent-elles aux enseignants ? Rien n'est moins sûr. On n'entend pas dire, en effet, que les certifiés, dans les mêmes classes de collèges, réussissent mieux que les PEGC. Si le savoir des maîtres était efficace par lui-même, ce devrait pourtant être le cas, et de façon manifeste. Il y a trente ans, personne ne critiquait les cours complémentaires, et si le niveau en langues vivantes y était souvent faible, si l'expression y semblait parfois scolaire, chacun reconnaissait la solidité des acquis de leurs élèves. Or, les PEGC actuels, que l'on critique tant, et de façon d'ailleurs injuste, sont dans l'ensemble beaucoup mieux formés que les instituteurs auxquels ils succèdent et qui avaient le brevet supérieur. Si une partie d'entre eux n'a d'autre diplôme qu'un baccalauréat, beaucoup ont suivi des études universitaires jusqu'à la fin du premier cycle, et une minorité non négligeable, quoique impossible à chiffrer - la qualification universitaire n'étant pas un paramètre de gestion, les statistiques l'ignorent, a même une licence. Comment se fait-il que, parfois dans les mêmes murs qu'hier, cela aille plus mal aujourd'hui avec des maîtres globalement mieux formés ?
En fait, les difficultés viennent des élèves, pas des enseignants, le chapitre suivant tentera de l'expliquer. Aussi, on perd son temps en cherchant des remèdes du côté des enseignants. A tout prendre, la problématique de la vie scolaire est plus pertinente que celle de l'enseignement : elle répond au vrai problème, c'est-à-dire les élèves, même si sa réponse est inadéquate. La problématique de l'enseignement se trompe de problèmes et ne saurait donc les résoudre : avec des maîtres mieux formés, rien ne garantit que les élèves apprendront plus et mieux. Mieux vaudrait placer enfin au centre de la réflexion sur l'école ce qu'elle a d'essentiel : le travail des élèves, les études. D'autant que ce point de vue central une fois adopté, des perspectives fécondes peuvent apparaître."
Extraits de :
Antoine PROST Eloge des pédagoques Points Actuels
* Jacques Muglioni, Inspecteur Général de Philosophie