« Je fus en grâce autant qu’en disgrâce. De l’un ou l’autre état les causes me furent souvent inconnues. »
Courriel de l’ami Paul me conseillant la lecture de cet Historiographe du royaume ne serait-ce que par le récit qui y est fait du coup d’état de Skhirat.
Nous étions, tous les deux, animateurs d’un stage de la MUCF (mission universitaire et culturelle française) à Rabat. Le 10 juillet 1971 donc, dans l’ancien séminaire qui abritait ce stage, nous avions eu vent d’évènements indéterminés, jusqu’à ce que le soir, un membre de la MUCF, qui avait récupéré une invitation à l’anniversaire du roi d’un cadre en vacances en France, nous conta le peu qu’il avait vu, ayant passé, après l’attaque, l’après-midi couché sous la surveillance de cadets peu amènes, mais surtout nous rapporta les bribes d’information glanées après la libération des survivants.
Le lendemain, nous voilà parti tous les deux vers le centre ville. Voiture garée dans une Avenue Mohammed V déserte, nous arrivons au croisement de l’Avenue Moulay Hassan, découvrant à gauche, sur le trottoir, une foule compacte et totalement silencieuse, de l’autre de jeunes soldats armés répartis tous les deux ou trois mètres. Planté au milieu de l’avenue, je photographie cet insolite spectacle, quand un jeune troufion se précipite sur moi, me plante le canon de son arme sur le sternum, et, criant en arabe, me réclame visiblement l’appareil. Heureusement, un sous-officier, nettement plus âgé et plus calme est arrivé et je pus négocier la seule confiscation du rouleau de pellicules.
Donc l’achat de ce livre s’imposait.
« Le 10 juillet 1971, comme chaque année, le roi avait ordonné des réjouissances pour célébrer son anniversaire, dans le palais de plaisance qu’il avait à Skhirat, au bord de l’océan Atlantique, à peu de distance de la capitale, en allant vers le sud. Environ mille cinq cents personnes de distinction, sujets du royaume et ressortissants étrangers, avaient été invitées et se répartissaient, à l’heure du déjeuner, dans les grands jardins de ce palais. »
Le conteur, Abderrahmane Eljarib, est, à l’époque, l’historiographe du royaume. Bien que d’extraction modeste, il a partagé la scolarité du futur roi, au collège royal, au sein du palais. Après des études supérieures en France, il pouvait espérer accéder à des fonctions élevées, quand Hassan accède au trône. Il se retrouve, en fait, affublé du titre pompeux autant que vide de « gouverneur académique de Tarfaya et des territoires légitimes », exilé dans cette localité lointaine que l’Espagne venait de rétrocéder au Maroc, aux portes de ces territoires légitimes, l’ouest saharien resté aux mains des espagnols. Son retour en grâce, après sept ans de cet exil, fut aussi incompréhensible.
Des invités à l'anniversaire du roi s'enfuient sur la plage de Skhirat.
Le récit du coup d’état de Skhirat, si ce n’est le rôle que se donne le conteur, semble très fidèle aux faits qui se sont déroulés, avec un général Medbouh, chef de la maison militaire du roi et instigateur du complot, timoré et un colonel Ababou, à la tête de ses cadets d’Ahermoumou, plus brutal qu’intelligent, puisque ne s’assurant pas de la capture du monarque ou de son exécution. On y retrouve un général Oufkir, en slip de bain, un ambassadeur de France au ton docte et approximatif, un stagiaire de l’ENA à l’esprit égaré, et un coopérant, qui eut pu être notre ami de la MUCF, qui avait récupéré une invitation.
Un peu plus d’un an plus tard a lieu le coup d’état des aviateurs. Et le narrateur, l’historiographe, tint « du roi lui-même le récit de l’attentat aérien où il avait failli périr ». Le récit d’Hassan II est évidemment conforme au déroulement de cette attaque du Boeing royal par les F-15 de la base de Kénitra, jusqu’à la ruse du souverain empruntant la petite voiture d’un fonctionnaire pour quitter l’aéroport, tandis que les chasseurs mitraillaient les voitures officielles.
Entre les deux attentats, Hassan avait chargé son historiographe d’envisager l’opportunité ou pas de célébrer le tricentenaire de l’accession au trône de Moulay Ismaël et si oui d’en proposer le déroulement. Abderrahmane va donc accompagner le frère du roi, Moulay Abdallah, représentant le Maroc aux immenses festivités organisées par le Shah d’Iran, à Persépolis, pour la célébration du 2500e anniversaire de la fondation de l'empire perse. Se documenter aussi sur les grandes fêtes de Louis XIV, contemporain de Moulay Ismaël*.
Jusqu’à ce qu’Hassan II lui téléphone, pour lui dire qu’il s’était rangé aux raisons d’Oufkir qui lui déconseillait une telle célébration de son glorieux mais sanguinaire ancêtre. « Il m’a laissé entendre qu’il songeait à une autre manière de célébrer le tricentenaire de Moulay Ismaël, qui serait frappante, mais qui ne coûterait rien, qui nécessiterait moins d’hommes et de temps de préparation que ta mise en scène à grand spectacle, et qui, d’une certaine façon, ne me créerait pas l’embarras de me mettre en équation avec Moulay Ismaël, si tu vois ce que je veux dire.»
Hassan II conclura son récit de l’attaque du Boeing par « C’était donc ça la manière dont il avait prévu de célébrer les trois cents ans du règne de Moulay Ismaël : en disloquant le trône alaouite en plein ciel. »
"Le roi aimait à citer des auteurs français, et singulièrement Pascal, pour qui il avait une telle prédilection qu'il lui attribuait souvent des sentences dont il n'était pas l'auteur. Le peuple ne s'arrêtait pas à ces imprécisions, il était fier d'avoir un souverain érudit, capable d'en remontrer aux Français ; les lettrés les percevaient, mais pour rien au monde ils n'auraient osé en rire."
Pour les milliers de jeunes coopérants – devenus bien vieux maintenant – qui se sont répartis dans les collèges et lycées du Maroc, en particulier du milieu des années 60 aux années 70 du siècle dernier, ce livre ravivera des souvenirs historiques. Il donne aussi un portrait au vitriol du souverain, avec, dans l’épilogue, l’évocation d’une scène cruelle d’un Hassan II, atteint par la maladie, flottant un peu dans son costume, porte-cigarette à la main, plus capable de conduire lui-même, faisant tourner sous ses yeux les voitures de luxe de son garage.
* Le nom de ce sultan est le plus souvent orthographié Moulay Ismaïl (1672-1727)
Découvrir quelques pages du récit : cliquer ici.
Pour compléter
« L’Historiographe du royaume » : les mille et une influences de Maël Renouard
"L’historiographe du royaume" : Maël Renouard, finaliste du Goncourt, nous fait vivre la Cour d’Hassan II
“L’Historiographe du royaume”, de Maël Renouard
L’Historiographe du royaume de Maël Renouard, une œuvre littéraire en dissimule d’autres
Voir aussi dans la "Lettre culturelle franco-maghrébine" la critique de Denise Brahimi
Denise Brahimi a repris et étoffé sa critique pour le Courrier de la SIELEC n° 12. L'extrait suivant est assez ambigu avec ces "temps qui rabâchent l’idée de démocratie" ou "cette même pratique du pouvoir [absolu], effarante et scandaleuse aux yeux des bons démocrates que nous sommes devenus" ou encore "En ce sens, le roman de Maël Renouard participe d’une conception très péjorative du pouvoir et de ses abus dont on sait combien elle est répandue à notre époque, constituant une des bases de ce qu’on appelle le populisme."
Quant au 20e siècle qui n'aurait pas connu "le mélange délétère du religieux et du politique", Mme Brahimi ignorerait-elle que le shah d'Iran est renversé en 1979 ? Et Hassan II, lui-même, savait jouer de son rôle de "commandeur des croyants".
"[...] Le triangle Hassan II, Moulay Ismaïl et Louis XIV est historique et politique.
« L’historiographe du royaume » en évoque un autre, littéraire celui-là, sur lequel Maël Renouard revient assez longuement dans l’épilogue de son livre, qui se passe après la mort d’Hassan II en 1999 et conduit le lecteur jusqu’à celle d’Eljarib qui fut l’historiographe du Roi. Cette préoccupation littéraire prend elle aussi une forme triangulaire dans la mesure où elle part de la « Recherche du Temps perdu » de Marcel Proust et porte sur des relations éventuelles entre deux autres écrits monumentaux, les « Mémoires » de Saint-Simon » et les « Mille et une Nuits ». » On voit que nous sommes ici encore au coeur d’un rapprochement multiple entre l’Orient et l’Occident, à la fois dans l’espace et dans le temps. L’épilogue de Maël Renouard montre que cette recherche reste passionnément vivante chez de jeunes universitaires d’aujourd’hui, une enseignante par exemple dont on voit qu’elle est toute prête à prendre le relais et à assumer l’héritage d’Eljarib. Celui-ci, avant de disparaître, est d’ailleurs venu à Paris pour assumer de hautes fonctions dans un lieu qui lui correspond parfaitement, l’Institut du monde arabe ou IMA, à la fois consacré à la connaissance du Monde arabe et situé en plein coeur de Paris.
Du rapport entre les deux « triangles » qui viennent d’être évoqués, on peut sans doute dégager une signification, qui elle-même serait en rapport avec le thème général du livre. A travers l’histoire d’Hassan II et sans avoir pour cela à en rajouter, si l’on ose dire familièrement, l’auteur donne l’exemple de ce qu’est un certain type de pouvoir vraiment absolu, dont on a un peu de mal à se faire une idée, en nos temps qui rabâchent l’idée de démocratie. Cette représentation est d’autant plus sidérante (alors que la plupart des faits sont attestés par ailleurs) que pourtant elle ne semble pas polémique, du fait qu’Eljarib garde un attachement et une soumission sans réserve au Roi, dont il aura subi toute sa vie sans les comprendre les humeurs et les caprices. Tous les autres souverains et monarques dont il est question dans le livre, notamment à travers les deux « triangles », incarnent cette même pratique du pouvoir, effarante et scandaleuse aux yeux des bons démocrates que nous sommes devenus. Compte tenu des insurrections violentes que cette pratique suscite et de leur répression par le pouvoir du souverain (sultan, prince, roi etc.), l’action politique paraît se consumer dans ce type d’activité et y trouver son trait le plus constant, séculaire voire millénaire si l’on pense aux empereurs romains. En ce sens, le roman de Maël Renouard participe d’une conception très péjorative du pouvoir et de ses abus dont on sait combien elle est répandue à notre époque, constituant une des bases de ce qu’on appelle le populisme.
Pour ne parler que de ce qui apparaît très clairement, on constate que la religion ne semble jouer aucun rôle dans l’exercice du pouvoir tel qu’il le décrit. Ce qui est normal puisque le présent du livre se situe entièrement au 20ème siècle, le mélange délétère du religieux et du politique étant le fait du siècle suivant, c’est-à-dire le nôtre. (...)"
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