Il y a quelques semaines, je reçois un courriel d’un « ami de 50 ans » : aucun message, juste un fichier joint intitulé « BRAVO_CHARLIE_HEBDO111.pdf ».
Au premier coup d’œil, ça sent l’hoax à plein nez : une présentation du texte typique de ce genre de littérature, avec cette appréciation cocasse « C’est très bien écrit ! », et finalement peu flatteuse pour Charlie « Dès qu'eux-mêmes sont touchés, c'est plus la même chanson ! Il y a de l'espoir... »
La fin est aussi typique avec ce tutoiement accompagné d’un SVP et cette injonction à faire suivre.
Je suppose, j’espère, que mon ami n’a lu que d’un regard très, très distrait ce tissu d’âneries signé d’une plume de Riposte (prétendument) laïque et qui date de 2011.
Charlie avait protesté à l’époque : « Madame Alamachère n’a jamais travaillé à Charlie Hebdo, et n’a donc aucune légitimité à parler au nom de notre journal qui conçoit la défense de la laïcité contre toutes formes d’intégrisme, et refuse de se focaliser sur l’Islam, encore moins d’en tirer des conclusions globales sur l’immigration. » (Sous la voûte étoilée)
Outre une curieuse propension à mettre des majuscules n’importe où, la dame affiche une ignorance assez abyssale de la loi de 1905 : M. Moussaoui ayant parlé du « rapport au sacré » dans « nos sociétés » elle écrit « si c'est la Société Française , je vous rappelle qu'elle n'a aucun Rapport au Sacré puisque séparée du Religieux, depuis qu'une célèbre Loi de 1905 en a décidé ainsi, ce que manifestement, malgré votre Récente Naturalisation, vous ne semblez pas avoir encore bien intégré ».
Or la loi de 1905 consacre la séparation des églises et de l’état et non de la société.
COMBISTES contre BRIANDISTES
Cet envoi insolite m’est revenu à la mémoire avec les débats actuels où on voit les laïcards, style Printemps Républicain ou modèle Valls, à la manœuvre avec la loi sur les séparatismes (pluriel bien singulier) qui risque de marquer un triste 115e anniversaire pour la loi de 1905.
Un article de fond du Monde resitue bien le contexte.
« La laïcité, c’est avant tout la séparation du politique et du religieux, comme l’indique le titre même de la loi de 1905 », affirme Gwénaële Calvès, professeure de droit public … Le mot désigne « un régime de préservation des libertés de croire et de ne pas croire sous l’égide d’un Etat neutre », assure le sociologue et historien Philippe Portier…
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 reconnaît pour la première fois la liberté de croire et de ne pas croire, et le rôle de l’Etat pour la faire respecter. De cette époque naît, selon Catherine Kintzler, la « différence fondamentale du point de vue philosophique » entre la laïcité française et les régimes de tolérance des pays protestants. Alors que ces derniers « restent attachés à la forme religieuse du lien politique – on s’y réfère à des groupes ethniques, religieux ou sociaux préexistants dont on organise la coexistence », la laïcité « va mener la séparation entre foi et loi jusqu’à sa racine. Elle installe un lien politique qui ne doit rien à l’existence d’un modèle religieux, qui ne suppose aucune foi », affirme la philosophe. D’où la nécessité, selon elle, d’une neutralité totale de la part de l’autorité publique, qui doit s’abstenir « de toute manifestation, caution ou reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d’incroyances ». A l’inverse, « partout ailleurs, y compris en public, dans l’infinité de la société civile, la liberté d’expression s’exerce dans le cadre du droit commun ».
Les partisans d’une laïcité « intégrale », menés par le président du Conseil Emile Combes, aspirent à cantonner l’exercice du culte dans l’espace privé, pour supprimer aux catholiques tout moyen d’organisation autonome, sous le contrôle d’un Etat régulateur. Le courant libéral, incarné par Aristide Briand et Jean Jaurès, défend, lui, une séparation qui « délivre l’Etat de l’emprise politique de la religion, mais sans s’ingérer exagérément dans la manière dont le culte doit s’organiser », explique Valentine Zuber.
Dans la bataille entre « combistes » et « briandistes », c’est pourtant le courant libéral qui l’emporte.
Avec l’installation de l’islam dans le paysage religieux français émerge un nouvel acteur qui cherche sa place dans une laïcité pensée et modelée sans lui.
Les débats convoquent, cette fois, les notions d’égalité femme-homme ou de dignité humaine, tandis que les discussions se focalisent sur la frontière entre « espace public » et « espace privé », suscitant nombre de contresens et de malentendus, pas toujours sans arrière-pensées. En 2018, Marine Le Pen réclame « l’interdiction du voile dans l’intégralité de l’espace public ».
Au sein même du gouvernement, le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, affirme en 2019 que « le voile en soi n’est pas souhaitable dans notre société, tout simplement ».« On assiste depuis la fin du XXe siècle au retour d’un discours particulièrement offensif des héritiers d’Emile Combes, le chef de file du camp anticlérical en 1903. Cette néolaïcité voudrait circonscrire la pratique religieuse à la seule sphère privée, alors que l’exercice public du culte est, avec le respect de la liberté de conscience, garanti par la loi de 1905 », constate l’historienne Valentine Zuber.
EXTRAITS de l'article Aux racines de la laïcité, cette passion très française à l’histoire tourmentée
Il se pourrait que le 9 décembre 2020 marque la défaite du courant libéral incarné par Briand et Jaurès en 1905.
Certes l’offensive hargneuse des laïcards contre l’Observatoire de la laïcité a échoué. Mais ce n’est que partie remise avec le renouvellement programmé en 2021. Et sur le projet de loi « renforçant les principes républicains » (titre faux-cul, puisqu’il vise le « séparatisme » musulman), Blanquer est à la manœuvre.
Il s’appuie comme l’a analysé Le Monde - Islamisme, séparatisme : l’offensive payante des « laïcards » - sur les partisans d’une laïcité offensive, érigée en priorité politique. Là où d’autres voient dans la laïcité un simple cadre juridique et non une doctrine, eux en font un combat idéologique… Plus qu’un courant organisé, ils constituent une galaxie de personnalités engagées. Il y a des intellectuels tels que les essayistes Caroline Fourest et Elisabeth Badinter ; la sociologue Dominique Schnapper ; les artisans historiques, lobbyistes numériques aguerris, moins connus du grand public, Laurent Bouvet et Gilles Clavreul, fondateurs de l’association Printemps républicain en mars 2016. Il y a des journalistes comme Zineb El Rhazoui et Mohamed Sifaoui, tous les deux sous protection policière ; d’anciens socialistes comme Manuel Valls et l’Avignonnais Amine El Khatmi. On pourrait y ajouter le GODF*. Ainsi que Marlène Schiappa, une ‘convertie’, qui comme toute les converties joue les zélotes ! Et certain-e-s flirtent avec l’extrême-droite, comme Zineb El Rhazaoui, adulée par... Riposte laïque !
Cette « laïcosphère », comme l’appelle Caroline Fourest, chasse en meute, se « like » à foison et se retweete à l’envi. Aurélien Taché apparente leurs méthodes en ligne à « la cancel culture », réduisant au silence leurs opposants, tétanisés à l’idée d’être accusés de complaisance avec l’ennemi terroriste.
L’ironie assez cruelle de ce combat, c’est que commencé sous l’étendard de la défense de la liberté d’expression – Je suis Charlie – il risque de se conclure par une régression, une restriction drastique des libertés, notamment celles d’affirmer ses convictions religieuses ou philosophiques sur l’espace public ! Prémices sans doute de régressions encore plus fortes.
* Dans un communiqué pour célébrer le 115e anniversaire de la loi de 1905, le Grand Orient de France écrit : "Ce principe [la laïcité] garantit à chaque citoyen la liberté absolue de conscience, la liberté de croire ou de ne pas croire dans le respect et la distinction des espaces public et privé." Or rien dans la loi de 1905 ne parle de cette distinction "espaces public et privé". Au contraire même, que ce soit sur le débat sur l'interdiction ou pas de la soutane que dans celui sur les manifestations religieuses dans l'espace public, la loi a tranché en sens inverse ! Que le GODF, avec d'autres, choisisse le combisme soit, mais qu'il ne fasse pas passer son intransigeance comme découlant de la loi de 1905.
« La valeur centrale de la laïcité, c’est la séparation du politique et du religieux »
Gwénaële Calvès, professeure de droit public
Le prosélytisme n’est pas un délit, et ne peut pas l’être. Ce que propose le gouvernement, c’est de remuscler l’article 31* de la loi de 1905, qui réprime les « violences ou menaces » destinées à contraindre une personne « à exercer ou à s’abstenir d’exercer un culte ».
… la valeur centrale de la laïcité, c’est la séparation du politique et du religieux. Le principe de séparation doit continuer à structurer un droit et une culture de la laïcité qui s’opposent à tout empiétement des religions dans la sphère des institutions et de la prise de décision collective.
L’identification complète de la laïcité à la « neutralité » me semble le phénomène le plus préoccupant. Elle aboutit soit à une dévitalisation complète du principe (la République laïque est neutre comme l’est un hall d’aéroport), soit au contraire à une polarisation sur tout ce qui « fait signe » vers le religieux, et qu’il faudrait interdire : à la plage, dans la rue, ou même dans les rayons des supermarchés. La confusion des sphères confine, ici, à la confusion mentale.
Les opinions sont libres, leur manifestation aussi (leur « libre communication », dit la Déclaration |des droits de l’homme et du citoyen]). Les limitations que la loi peut apporter à la liberté d’expression doivent donc être réduites au strict nécessaire.
Est-il prévu d’interdire le port du voile islamique en France ? Non, bien sûr. Une telle interdiction serait inconstitutionnelle, politiquement insensée, et moralement injustifiable.
EXTRAITS
* Sont punis de la peine d'amende prévue pour les contraventions de la 5ème classe et d'un emprisonnement de six jours à deux mois ou de l'une de ces deux peines seulement ceux qui, soit par voies de fait, violences ou menaces contre un individu, soit en lui faisant craindre de perdre son emploi ou d'exposer à un dommage sa personne, sa famille ou sa fortune, l'auront déterminé à exercer ou à s'abstenir d'exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d'une association cultuelle, à contribuer ou à s'abstenir de contribuer aux frais d'un culte.
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