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23 novembre 2018 5 23 /11 /novembre /2018 16:10
GENS DE GUERRE AU MAROC  (1912) Emile Nolly (1880-1914)

Il y a peu de guerre dans Gens de guerre. Malgré son titre, ce n'est pas un livre de guerre, mais un livre dans la guerre. Le récit, plus qu'une Iliade, se veut une Odyssée terrestre menant le narrateur de Casablanca à Fès, aller-retour sinueux, contre les tribus Beni m'Tir, Zemmour ou Zaër.

Le capitaine Émile Joseph Détanger (1880-1914), alias Émile Nolly de son nom de plume, est un militaire-écrivain, déjà actif dans l'armée de Cochinchine, du Cambodge et du Tonkin bien avant 1908. Il édite en 1912, ses Gens de guerre au Maroc, roman-récit semi-autobiographique. Les événements décrits portent sur l'année 1911, à la veille de l'instauration du Protectorat français.

GENS DE GUERRE AU MAROC  (1912) Emile Nolly (1880-1914)
GENS DE GUERRE AU MAROC  (1912) Emile Nolly (1880-1914)
GENS DE GUERRE AU MAROC  (1912) Emile Nolly (1880-1914)
GENS DE GUERRE AU MAROC  (1912) Emile Nolly (1880-1914)

La porte interdite des jardins de Meknès  

 

Qu’est-ce que Gens de guerre ? À peine un roman […]. Pas d’intrigue et pas de héros si ce n’est un narrateur. Plutôt un récit, un témoignage autobiographique ou mieux un essai. …Ou encore une Odyssée terrestre, passant par Rabat, Kenitra, Fez, Meknès, El Hajeb ou Tiflet…, sur des sentiers qui pour ne pas être seulement les Sentiers de la guerre et de l’amour (pour reprendre un titre de Maurice Le Glay), sont souvent ceux de la souffrance et de la misère, physiques et morales. C’est l’œuvre patriotique, militariste (et militante) d’un écrivain-soldat, tombé au champ d’honneur à 33 ans, durant la Grande Guerre, participant, par la conquête impériale, à la puissance et à la grandeur de la France. Au Maroc où il « fait colonne » (selon l’expression de Pierre Khorat), Avesnes, le comte de Blois, atteste qu’il tire de ses notes de campagne, ses Gens de guerre. Nolly appartient au convoi n° 2, dit Deuxième colonne du général Moinier (suivant la première du colonel Brulard et avant le troisième échelon du général Dalbiez), qui sauvera Moulay Hafid, assiégé dans Fez par les tribus berbères insoumises. Gens de guerre est donc un chant à la gloire de l’Armée française ultra-marine. Une question pourtant se fait jour : pourquoi Nolly ne mentionne-t-il pas Fez, où il est censé être allé, avec la 2e colonne Moinier ? Étrangement, dans son récit, Meknès occupe la place symbolique de celle de Fez. Pas de doute que Meknès soit une « ville interdite », comme le dira Nolly au chapitre VII. Les combats ont lieu, à partir du 5 juin 1911, pour débuter la deuxième partie de la campagne en commençant par Sefrou, et le 8 juin, les troupes épuisées prennent Meknès, que le narrateur présente, à l’aube, comme une ville interdite. C’est que « sous les murs », on est « hors les murs » et qu’il y a bien là, une « Porte interdite », la porte de l’Aguedal, ce jardin fortifié avec bassin et appartenant au sultan. Pierre Ibos, alias Pierre Khorat, nous explique qu'il est impossible de pénétrer dans la ville sans forcer la porte du jardin (du paradis terrestre ?). Ce passage de En colonne est capital : « Cette porte fermée, emblème des sentiments indigènes, doit céder à la violence pour que les destins soient accomplis. […] La barrière morale dressée par la révolte vaincue s’ouvre toute grande sur les jardins déserts »[1]. Khorat éclaire ici, par avance, les silences de son camarade Nolly : les énigmes multiples de l’enfer d’El Hajeb, des murs de Meknès et de leur porte interdite, enfin du paradis de l’Aguedal. La porte interdite devrait s’ouvrir sur le jardin du paradis marocain. Après les trois premiers chapitres de Purgatoire, pourrait-on dire, viennent trois chapitres infernaux… Et puis le Paradis dans les jardins de Meknès !

C’est donc après le 9 juin que Nolly peut s’écrier : « J’ai franchi la porte interdite ! Et je me suis enfoncé dans les jardins de l’Aguedal » (p. 41). Nolly décrit un paradis terrestre qui s’oppose à l’enfer, dernier mot du chapitre précédent. En réalité, le thème de la porte interdite, ouvrant sur des jardins secrets, appartient à la culture marocaine, car le principe du jardin-paradis marocain est d’être un jardin secret, caché par des murs, des remparts en ruines, et c’est toujours l’effet de surprise qui fait la beauté du jardin. Nous sommes ici au cœur de Gens de guerre, qui est, au fond, par un moyen non militaire mais littéraire, la quête de l’âme marocaine (pour reprendre la formule de Bonjean). Cette dernière pourrait ainsi être figurée, dans les murs, par un jardin secret auquel donne accès une porte interdite. Ce paradis marocain se révèle, sinon hors des murs, au moins comme extérieur au Maroc. Est-ce la porte du paradis du Maroc DANS les murs comme on pourrait s’y attendre ? Non, c’est un au-delà du Maroc qui est franchi, le Maroc lui-même ne pouvant être pénétré.

 

 

[1]  Pierre Khorat, En colonne au Maroc, Rabat, Fez, Méquinez, impressions d’un témoin, illustrations d’après les dessins de l’auteur, prépublication 1912, Paris, Librairie académique Perrin, 1913, deux formes sur Gallica, p. 150.

Le Général Moinier recevant la soumission de Moulay Zine

Le Général Moinier recevant la soumission de Moulay Zine

« Hors des murs !… »

Ces trois mots résument toute l’œuvre, si on les prend au pied de la lettre. Ils rejettent l’auteur dans une situation d’extériorité violente, qui le transforme en agresseur (honteux ?), dans l’expérience d’une profonde déréliction autant culturelle que politique. Hors des murs… Le « cosmopolitisme malheureux » de Nolly se révèle une prodigieuse attention à autrui, pas seulement au soldat, au tringlot, mais à l’autre en tant que même. Dans et hors l’action, Nolly n’est jamais dans la simplicité univoque, mais toujours dans l’ambiguïté des intentions. Homme et auteur complexe, il ne s’identifie pas complètement, dans ses relations avec les autres, à sa fonction, ni même entièrement, à la situation dans laquelle il se trouve. L’attention de Nolly n’est pas réservée au seul camp national français. Depuis longtemps, et bien avant Gens de guerre, dans Hiên le maboul (1908), et surtout dans La Barque annamite (1910), l’écrivain est déjà partagé (intérieurement déchiré ?) par une double postulation contradictoire. D’une part, servir, ce qui ne peut pas avoir été un hasard, sa vocation militaire, guerrière, patriotique et conquérante – comme celle de ses amis, Khorat, Avesnes… D’autre part, le désir humain, intellectuel, artistique, de rencontrer l’Autre, de langue, religion, culture, histoire, différentes, de pénétrer « dans les murs, par la porte interdite ». Ces profondes interrogations ne sont-elles pas encore plus cruciales au Maroc, même sous couvert de Protectorat ? C'est sinon un questionnement moral sur la colonisation, encore très rare en ce début de XXe siècle, au moins une lancinante question sur l’incommunicabilité des cultures et des civilisations. Tâche impossible, à cause du problème contradictoire qu’elle implique ? Nolly en conclut au vice fondamental de la rencontre des cultures, sous le signe de la guerre et de la domination.

GENS DE GUERRE AU MAROC  (1912) Emile Nolly (1880-1914)

Nous appelons l’attention du lecteur sur le fait que la dernière livraison de Gens de guerre, dans La Revue de Paris du 1er août 1912, ne contenait pas la dernière page du volume, après « Et puis des jours ont passé… » (p. 139), ajoutée intentionnellement pour l’édition originale, chez Calmann-Lévy. Ce ne peut donc être un hasard mais au contraire, un fait notable que la phrase ultime. Percevrions-nous dans cette petite phrase ajoutée in extremis, durant les mois précédents, une forme de pis-aller, de dédouanement, de repentir ? Ces jours qui ont passé constituent-ils la véritable expression d’une double postulation quasi simultanée, ouvrant le texte sur l’espérance d’une fin heureuse de la colonisation comme en Indochine ? Bien sûr, la dominante générale du texte est largement militaire (cf. la dédicace aux camarades), avec sa volonté d’exaltation de l’armée coloniale et de l’armée tout court, avec ses alertes, ses bivouacs, ses tringlots, soldats français ou indigènes, arabes et noirs. Telle est bien l'intention affichée, officiellement déclarée, constituant en cela, un témoignage d'époque irremplaçable. Mais un siècle après, nous nous donnons aujourd'hui, le droit d'une lecture polysémique contextualisée encore plus enrichissante, prenant en compte différents degrés de conscience : idéologique, existentiel, esthétique. Un second degré se dévoile avec ses soirs de nostalgie, sa porte interdite, son jardin caché, ses chanteuses, ces murs hors desquels on reste, faisant qu'au contraire de l'Extrême-Orient, Indochine, Tonkin, et pour des raisons  certainement historiques, notre écrivain ressent en 1911 au Maroc, un malaise et un trouble ni péjoratifs ni dépréciatifs mais plutôt à l'honneur de son intériorité fragmentée, divisée, profondément scindée. Le militaire et l'écrivain  constituent ainsi deux personnalités différentes en confrontation directe.

Les notations de dates sont rares dans gens de guerre. Celle du « soir tiède et morne de septembre » (1911, p. 136) dans le dernier chapitre, est la seule exceptée la mention du 14 juillet manqué avec Moulay Hafid. La suite de la phrase en est d’autant plus remarquable, annonçant le « jamais nous ne serions pleinement heureux » (p. 138 ; nos italiques). Pas de doute que nous ne nous trouvions ici au cœur du récit lorsque l’auteur perçoit parfaitement, à travers un chant arabe, la vie et la civilisation qu’en tant que colonisateurs, les soldats français affrontent. En effet, autant que la guerre, la religion ou la musique sont les manifestations les plus caractéristiques des civilisations, à l’occasion desquelles deux peuples peuvent mutuellement se démoraliser. C’est qu’il y a beaucoup de chanteuses dans l’œuvre, dès le deuxième chapitre, si capital qu’il offre, comme nous l’avons dit, toutes les clés, herméneutiques et heuristiques, des portes de l’ouvrage, et en particulier celles problématiques du « paradis marocain » (p. 10). Chaque fois, dans ces deux chapitres, s’effectue une curieuse alliance, exposée sous l’acétylène, entre la vulgaire sensualité européenne, et la vénale prostitution marocaine : maquillage et tatouage en sont les signes. C’est pourquoi lorsque retentit, d’un patio intérieur, « la voix de femme qui chantait dans la nuit » (p. 137), nous pensons bien avoir enfin trouvé l’intériorité de l’âme marocaine évoquée par Bonjean, souffrante, blessée, mais qui par là-même, exclut le conquérant. Voilà qui complexifie singulièrement le sens et la valeur de cette phrase que nous mettons en relief : « Jamais nous ne serions pleinement heureux, parce que nous étions condamnés à rôder éternellement, hors des murs… » (p. 138).

GENS DE GUERRE AU MAROC  (1912) Emile Nolly (1880-1914)

Un héroïsme du quotidien militaire

 

Nous insisterons sur la figure de Maurice Barrès, et sa mystique nationale enracinée, patriotique, antiparlementaire, mais ni monarchiste, ni catholique, pouvant supporter une forte dose de républicanisme, finalement très individualiste, et même aristocratique. Culture de guerre ? S’il y a une mystique (au-delà du catholicisme), c’est celle de la souffrance. Ce chant à la gloire de l’Armée française ultra-marine, est surtout à celui de l’abnégation des soldats conscrits. Plus que dans l’épopée militaire, c’est dans la description de la souffrance des tringlots, pour une cause qui les dépasse, que l’auteur excelle. Toutes les autres causes morales, sociales ou politiques sont poussées "aux oubliettes". Seul demeure un dévouement quasi mystique, une abnégation militaire et patriotique. Avesnes confirme que ce qui fait de l’héroïsme une mystique, ce ne sont pas les grands gestes, mais une série de réactions physiques quasi animales. Encore davantage qu’au cours de violents combats, c’est dans les petits faits de la vie quotidienne militaire (souvent sordide) que se révèle l’héroïsme de l’homme de troupe. Tribut ou fardeau de métier ? Certes… Mais reste à savoir au nom de quoi accepter toute cette souffrance et cet échec, en apparence absurdes ou inutiles ? Sinon celui d’une forme extrême d’héroïsme paradoxal, au sens où, comme chez Maurice Barrès, l’idée de patrie n’est justement plus qu’une idée, un simple prétexte, pour s’élever au-dessus de soi-même, pour « faire la pige » au destin. Le narrateur se demande pourquoi quatre goumiers algériens sont venus mourir sur la terre étrangère du Maroc, comme lui-même semble risquer sa vie pour un consortium de banques internationales (p. 74). Pour l’auteur, le nationalisme devient donc une manière de se donner à plus grand que soi, une mystique difficile à saisir tant son véritable objet semble échapper, mystique militaire du quotidien, mystique de la souffrance pour l’armée ou la patrie, ou plutôt quête de leur fantôme énigmatique dans leur absurdité même.

GENS DE GUERRE AU MAROC  (1912) Emile Nolly (1880-1914)
GENS DE GUERRE AU MAROC  (1912) Emile Nolly (1880-1914)

L'Harmattan 21 €

Cet article a été rédigé pour l'Encyclopédie de la colonisation française (sous la direction d'Alain Ruscio).

 

Gérard Chalaye a enseigné au Lycée Tarik ibn Zyad, qui a succédé au collège berbère, à Azrou. G. Chalaye est un membre éminent de la Société internationale d'études des littératures de l'ère Coloniale (SIELEC) et membre de l'Association des amis d'Azrou (AAA)

Bibliographie sélective

Émile Nolly, pseudonyme du capitaine Émile Détanger

Hiên le Maboul, Ed. Originale, Paris, Calmann-Lévy, 1908, Rééd., Autrement Mêmes, Paris, L'Harmattan, 2011

La Barque annamite : roman de mœurs, Ed. Originale, Paris, Fasquelle, 1910, Rééd., Pondichéry-Paris, Kailash, 2008

Gens de guerre au Maroc, Ed. Originale, Paris, Calmann-Lévy, 1912, Rééd. , Présentation de Gérard Chalaye, Autrement Mêmes, Paris, L'Harmattan, 2018

Le Chemin de la victoire, Ed. Originale, Paris, Calmann-Lévy, 1913, Reprints, Nabu Press, 2010 (texte brut)

Le Conquérant : journal d'un indésirable au Maroc, Ed. originale, Paris, Calmann-Lévy, 1916, Rééd., Présentation de Guy Riegert, Autrement Mêmes, Paris, L'Harmattan, 2015 

 

Compléments très sélectifs

Avesnes, pseudonyme du Comte de Blois, Émile Nolly, capitaine Détanger, Revue des deux mondes, t. 29 (1915) et gallica

Chalaye Gérard, Présentation et annexes à Émile Nolly, Gens de guerre au Maroc, Rééd., Autrement Mêmes, Paris, L'Harmattan, 2018

Khorat Pierre, pseudonyme de Pierre Ibos, En Colonne au Maroc, Rabat, Fez, Méquinez : impressions d'un témoin, Paris, Librairie académique Perrin, 1913, et gallica

Khorat Pierre, pseudonyme de Pierre Ibos, Scènes de la pacification marocaine, Paris, Librairie académique Perrin, 1914, et gallica 

Voinot Colonel L ., Sur Les traces glorieuses des pacificateurs du Maroc, Paris, Charles-Lavauzelle & Cie, 1939

 

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2 avril 2018 1 02 /04 /avril /2018 20:22
DELACROIX et le MAROC

La fête du trône au Maroc s’inspire toujours de ce cérémonial. Sauf que ce n’est plus à Meknès. C’était en mars 1832, quand le sultan reçoit l’ambassadeur de Louis-Philippe, le Comte de Mornay.  Le sultan Abd-er-Rahman régnait depuis dix ans.  L’ambassadeur essayait d’obtenir sa neutralité face à la conquête de l’Algérie, entamée par Charles X en 1830, mais que Louis-Philippe allait poursuivre. Ambassade apparemment couronnée de succès mais en fait un échec puisque le Maroc allait soutenir Abd-el-Kader jusqu’à la bataille d’Isly en 1844. Delacroix accompagnait de Mornay. Et allait nous donner, avec son carnet de voyage, une image du Maroc presque un siècle avant le protectorat.

«Le  tableau  reproduit  exactement  le  cérémonial  d’une  audience  à laquelle l’auteur a assisté lorsqu’il accompagnait la mission extraordinaire du roi, dans le Maroc. A la droite de l’empereur sont  deux  de  ses  ministres,  le plus  près  de  lui  est  Muchtar,  qui  était  son  favori; l’autre est l’Amyn Bias, administrateur  de  la  douane.  Le  personnage  le  plus  en  avant  et  qui  tourne  le dos  au  spectateur  est  le  Kaïd  Mohammed  Ben-Abou,  un  des  chefs  militairesles plus considérés, et dont le nom a figuré dans la dernière guerre et dans les négociations.  L’empereur,  remarquablement  mulâtre,  porte  un  chapelet  de nacre roulé autour de son bras ; il est monté sur un cheval  barbe d’une grande taille,  comme  sont  en  général  les  chevaux  de  cette  race.  A  sa  gauche  est  un page chargé d’agiter de temps en temps un morceau d’étoffe pour écarter les insectes. Le sultan seul est à cheval. Les soldats que l’on voit sous les armes au loin sont les cavaliers qui ont mis pied à terre. Ils sont rangés les uns près des autres, jamais sur deux hommes de profondeur, et, lorsqu’ils montent à cheval, ils n’ont pas d’autres manières de marcher ou de combattre, c’est-à-dire en front de bandière ou en demi-cercle, et les étendards en avant. »

DELACROIX et le MAROC

Delacroix tient un carnet de voyages où il note - par le dessin et le texte - ses impressions de voyage : là c'est, plus de deux mois après son arrivée à Tanger, sa découverte de Meknès.

DELACROIX et le MAROC
DELACROIX et le MAROC
DELACROIX et le MAROC
DELACROIX et le MAROC
DELACROIX et le MAROC

Du carnet aux esquisses dessinées puis aquarellisée on arrivera au tableau, reconstitution historique un peu sublimée !

 

Le tableau

Il représente le sultan Moulay Abderrahmane sortant de son palais de Meknès escorté de sa garde et à sa droite deux personnages clefs du Makhzen : Le caïd Ben Abbou, reconnaissable à sa barbe pointue et nez busqué, qui était à la tête de l’escorte accompagnant la mission française de Tanger à Meknès. Toute la logistique et la sécurité du voyage reposait sur ce personnage ; et Sidi Tayeb Biaz : administrateur des douanes à Tanger. A gauche du sultan, le garde en chef Mokhtar tenant le cheval gris pommelé. Au premier plan, le sultan et son cheval constituent le point focal de la composition. Le cheval, avec un regard vif, scrute les invités vêtue à la mode arabe (…). Le souverain projette son regard à l’horizon contemplant la foule. Le sultan ne donne audience qu’à cheval  c’était une règle chez Moulay Abderrahmane et chez les sultans alaouites.

La scène vécue par Delacroix en ce 22 mars 1832 était un peu différente de celle figée dans le tableau. En effet, dans la réalité historique, le sultan donna une audience à l’ambassadeur de France, le comte de Mornay, envoyé extraordinaire du roi Louis-Philippe, qui s’est présenté naturellement à la cérémonie avec une tenue européenne (redingote, chapeau etc). (…) Delacroix avait inclus cette représentation dans quelques études et esquisses mais finira à enlever la présence de la partie française de l’oeuvre finale.

Peut-être que Delacroix a jugé qu’une présence européenne allait du point de vue esthétique déranger l’ambiance pittoresque et orientaliste de ce Maroc, resté jusqu’à cette date, impénétrable et mystérieux pour la majorité des européens. Peut être aussi que Delacroix, en exécutant ce tableau en 1845, soit 13 ans après la cérémonie, ne voulait pas faire revivre à l’opinion publique française l’échec de cette mission diplomatique de 1832 puisque le sultan Moulay Abderrahmane continua à aider le soulèvement des algériens sous l’égide de l’émir Abdelkader jusqu’à ce que la France réussit à trancher la question sur le terrain avec le bombardement des villes de Tanger et Mogador et bien sûr la bataille d’Isly en 1844 et la défaite des troupes marocaines sous le commandement du fils du sultan dont la tente souveraine fut exposée avec tout le butin de guerre dans les jardins des tuileries à Paris. Toujours est-il que quelques soient les explications, il faut admettre que ce fut un trait de génie d’avoir osé éliminer la représentation de la  délégation française de la composition. En 1965, le tableau de Delacroix fut édité sous forme d’un timbre postal par la poste du Maroc pour rappeler aux générations d’alors cet épisode, qu’on semble oublier, de l’histoire franco-maghrébine.

Extraits d'UNE HISTOIRE MECONNUE D’UN TABLEAU DE DELACROIX

Professeur Jamal Hossaini-Hilali

Le COURRIER de la SIELEC*—n° 7

* Société Internationale d'Etudes des Littératures de l'Ere Coloniale.

«J’avais tant de fois désiré voir l’Orient que je le regardais de tous mes yeux  et croyant à peine  ce que  je  voyais... Il a été comble quand  j’ai  vu approcher un canot rempli de gens du pays qui nous amenaient le consul... Une vingtaine de marabouts noirs, jaunes, verts, etc., qui [s’étaient] mis à grimper  comme  des  chats  dans  tout  le  bâtiment et à se mêler à nous. [...] Je ne pouvais détacher les yeux de ces singuliers visiteurs »

En janvier 1822, La perle jette l'ancre à Tanger. Son navire était passé par Algésiras, mais pour cause de quarantaine, n'avait pas permis à Delacroix d'aller jusqu'à Gibraltar.

DELACROIX et le MAROC

« Je viens de parcourir la ville. [...] Je suis tout étourdi de tout ce que j’ai  vu.  Je  ne  veux  pas  laisser  partir  le courrier,  qui  va  tout  à  l’heure  à Gibraltar, sans te faire part de mon étonnement de toutes les choses que j’ai vues. Nous avons débarqué au  milieu du  peuple  le plus étrange. Le  pacha de la  ville  nous  a  reçus  au  milieu  de  ses  soldats.  Il  faudrait  avoir  vingt  ras  et quarante huit  heures  par  journée  pour  faire  passablement  et  donner  une  idée de tout cela. Les Juives sont admirables. Je crains qu’il soit difficile d’en faire  autre  chose  que  de  les  peindre :  ce  sont  des  perles  d’Eden.  Notre réception  a  été  des plus  brillantes  pour  le  lieu.  On  nous  a  régalés  d’une musique  militaire  des  plus  bizarres.  Je  suis  dans  ce  moment  comme  un homme qui rêve et qui voit des choses qu’il craint de lui voir échapper.»

DELACROIX et le MAROC
DELACROIX et le MAROC
DELACROIX et le MAROC

« Je dois vous avouer que nous n’avons ici ni le boulevard, ni l’Opéra, ni rien qui  y  ressemble.  [...]  La  rue  Vivienne  de  l’endroit  est  un  ramassis  de  loges comparables  à celles des  fous de  Bicêtre, dans  lesquelles sont tapis et ramassés de graves Maures en capuchons comme des chartreux, au milieu de la graisse rance et d’un beurre de six mois qu’ils débitent aux gens. Tout cela ne sent ni l’ambre ni le benjoin ; mais je ne suis pas venu ici pour le plaisir des sens et l’amour pur du beau fait passer sur bien des inconvénients.»

"Smen" ce beurre rance dont je garde un cruel souvenir quand, conduit par le père Gilbert, un bénédictin de Tioumliline, nous nous étions retrouvés dans un ksar, un vrai de vrai qui fermait ses portes la nuit, avec le chef dudit et qu'un bol de liquide jaunâtre circulait entre les invités et les hôtes où il fallait tremper son pain. Fort civilement j'y trempais le mien pour avaler un truc infâme, tout en feignant d'apprécier, tandis que le moine et l'épouse, feignant de tremper, mangeaient leur pain sec ! Ce "smen" était du beurre rance liquide.

DELACROIX et le MAROC
DELACROIX et le MAROC
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DELACROIX et le MAROC
DELACROIX et le MAROC
DELACROIX et le MAROC
DELACROIX et le MAROC

« Les types de cette forte race s’agiteront tant que je vivrai dans ma mémoire ; c’est en eux que j’ai vraiment retrouvé la beauté antique. Je faisais mes  croquis  au  vol  et  avec  beaucoup  de difficultés,  à  cause  du  préjugé musulman contre les images. J’arrivai néanmoins à faire poser de temps en temps hommes et femmes pour quelques pièces de monnaie dans les salles du consulat français. Le modèle avait ordinairement une rare intelligence de mes moindres intentions. Mon croquis fait, il le prenait, le tournait et le retournait en  tout  sens  avec  la  curiosité  du  singe  qui  chercher  à  lire  un  papier,  et  le remettait en place, riant de pitié pour moi qui pouvaient m’attacher à de telles puérilités.  Un  de  ces  Arabes  voulut  pourtant  garder  son  portrait : c’était un jeune  homme  superbe  et  marqué  au  front  d’un  signe  bleu  que  les  pères marocains impriment  à  leur  enfant  le  plus  beau  pour  le  recommander  à  la clémence du sort. »

DELACROIX et le MAROC
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DELACROIX et le MAROC
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« Le  peuple  de  ce  pays-ci est un peuple à part à beaucoup d’égards ils sont différents des autres peuples  mahométans. Le costume  est très uniforme et  très  simple,  cependant  par  la  manière  diverse  de  l’ajuster,  il  prend  un caractère de beauté et de noblesse qui confond.»

DELACROIX et le MAROC
DELACROIX et le MAROC
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Delacroix va réaliser des aquarelles dont il, fera cadeau à de Mornay.

DELACROIX et le MAROC
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POUR COMPLETER

Carnets de voyage de Delacroix au Maroc

Maroc - Delacroix aquarelles, croquis et peintures

 

"En 1832, le casanier Delacroix accompagne l’ambassade du comte de Mornay au Maroc. La révélation d’une Antiquité vivante : « Le beau court les rues […] Les Romains et les Grecs sont là, à ma porte. » L’illumination vient avec « la précieuse influence du soleil qui donne à toute chose une vie pénétrante ». En précurseur du genre, le peintre remplit sept carnets de voyage de croquis, d’annotations, d’impressions fugaces volés avec l’instantanéité un œil photographique, animé d’un souci quasi ethnographique. Plus de mille dessins.

Ce vocabulaire nourrira près de quatre-vingts toiles d’inspiration orientale : chasses aux lions qui rugissent de tons fauves ; scènes d’intérieurs nimbées d’une bienheureuse intimité ; hommes et chevaux vrillés dans une même touche tourbillonnante. Ce surcroît de véhémence marocaine, de contrastes, Delacroix l’applique aux grands genres dans lesquels il veut triompher : la peinture de plafond et la peinture religieuse. Le Maroc lui a aussi donné le goût de peindre en plein air, de s’abandonner aux plaisirs optiques, quand le motif se dissout dans la vibration colorée. Impressions d’un soleil levant, celui de la peinture moderne."

Télérama

 

Tanger, mercredi 25 janvier 1832, 10 heures du matin. Eugène Delacroix (1798-1863) pose le pied sur le sable africain. Face à lui, accrochés aux rochers, les remparts, construits par les Portugais au XVIIe siècle.

Delacroix pénètre dans la médina par Bab el Mersa (la porte de la Marine)

L’artiste, qui accompagne une mission diplomatique française, a rendez-vous le jeudi dans la Kasbah, la place forte militaire, sur le point le plus haut, où il va être reçu par le pacha Sidi Larabi Saïdi. Il y accède par un entrelacs de ruelles tortueuses. Arrivé en haut d’un escalier, le peintre franchit sans doute l’arc de Bab el Assa (la porte du Bâton), devant lequel les délinquants subissaient la bastonnade, et arrive sur la place du Méchoir, qui évoque une cour de château fort

Delacroix tourne à gauche et disparaît dans Dar el Makhzen, le blanc palais du sultan. Le voilà au milieu des notables, dans le splendide patio entouré d’une colonnade et décoré de céramiques délicates.

Subjugué par « le sublime vivant et frappant qui court ici dans les rues », Delacroix est surtout attiré par les costumes. Burnous bleus et caftans verts donnent aux Marocains une dignité de sénateurs romains, juge-t-il.

Extraits de Quand Delacroix prit la tangente à Tanger

 

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