La fête du trône au Maroc s’inspire toujours de ce cérémonial. Sauf que ce n’est plus à Meknès. C’était en mars 1832, quand le sultan reçoit l’ambassadeur de Louis-Philippe, le Comte de Mornay. Le sultan Abd-er-Rahman régnait depuis dix ans. L’ambassadeur essayait d’obtenir sa neutralité face à la conquête de l’Algérie, entamée par Charles X en 1830, mais que Louis-Philippe allait poursuivre. Ambassade apparemment couronnée de succès mais en fait un échec puisque le Maroc allait soutenir Abd-el-Kader jusqu’à la bataille d’Isly en 1844. Delacroix accompagnait de Mornay. Et allait nous donner, avec son carnet de voyage, une image du Maroc presque un siècle avant le protectorat.
«Le tableau reproduit exactement le cérémonial d’une audience à laquelle l’auteur a assisté lorsqu’il accompagnait la mission extraordinaire du roi, dans le Maroc. A la droite de l’empereur sont deux de ses ministres, le plus près de lui est Muchtar, qui était son favori; l’autre est l’Amyn Bias, administrateur de la douane. Le personnage le plus en avant et qui tourne le dos au spectateur est le Kaïd Mohammed Ben-Abou, un des chefs militairesles plus considérés, et dont le nom a figuré dans la dernière guerre et dans les négociations. L’empereur, remarquablement mulâtre, porte un chapelet de nacre roulé autour de son bras ; il est monté sur un cheval barbe d’une grande taille, comme sont en général les chevaux de cette race. A sa gauche est un page chargé d’agiter de temps en temps un morceau d’étoffe pour écarter les insectes. Le sultan seul est à cheval. Les soldats que l’on voit sous les armes au loin sont les cavaliers qui ont mis pied à terre. Ils sont rangés les uns près des autres, jamais sur deux hommes de profondeur, et, lorsqu’ils montent à cheval, ils n’ont pas d’autres manières de marcher ou de combattre, c’est-à-dire en front de bandière ou en demi-cercle, et les étendards en avant. »
Delacroix tient un carnet de voyages où il note - par le dessin et le texte - ses impressions de voyage : là c'est, plus de deux mois après son arrivée à Tanger, sa découverte de Meknès.
Du carnet aux esquisses dessinées puis aquarellisée on arrivera au tableau, reconstitution historique un peu sublimée !
Le tableau
Il représente le sultan Moulay Abderrahmane sortant de son palais de Meknès escorté de sa garde et à sa droite deux personnages clefs du Makhzen : Le caïd Ben Abbou, reconnaissable à sa barbe pointue et nez busqué, qui était à la tête de l’escorte accompagnant la mission française de Tanger à Meknès. Toute la logistique et la sécurité du voyage reposait sur ce personnage ; et Sidi Tayeb Biaz : administrateur des douanes à Tanger. A gauche du sultan, le garde en chef Mokhtar tenant le cheval gris pommelé. Au premier plan, le sultan et son cheval constituent le point focal de la composition. Le cheval, avec un regard vif, scrute les invités vêtue à la mode arabe (…). Le souverain projette son regard à l’horizon contemplant la foule. Le sultan ne donne audience qu’à cheval c’était une règle chez Moulay Abderrahmane et chez les sultans alaouites.
La scène vécue par Delacroix en ce 22 mars 1832 était un peu différente de celle figée dans le tableau. En effet, dans la réalité historique, le sultan donna une audience à l’ambassadeur de France, le comte de Mornay, envoyé extraordinaire du roi Louis-Philippe, qui s’est présenté naturellement à la cérémonie avec une tenue européenne (redingote, chapeau etc). (…) Delacroix avait inclus cette représentation dans quelques études et esquisses mais finira à enlever la présence de la partie française de l’oeuvre finale.
Peut-être que Delacroix a jugé qu’une présence européenne allait du point de vue esthétique déranger l’ambiance pittoresque et orientaliste de ce Maroc, resté jusqu’à cette date, impénétrable et mystérieux pour la majorité des européens. Peut être aussi que Delacroix, en exécutant ce tableau en 1845, soit 13 ans après la cérémonie, ne voulait pas faire revivre à l’opinion publique française l’échec de cette mission diplomatique de 1832 puisque le sultan Moulay Abderrahmane continua à aider le soulèvement des algériens sous l’égide de l’émir Abdelkader jusqu’à ce que la France réussit à trancher la question sur le terrain avec le bombardement des villes de Tanger et Mogador et bien sûr la bataille d’Isly en 1844 et la défaite des troupes marocaines sous le commandement du fils du sultan dont la tente souveraine fut exposée avec tout le butin de guerre dans les jardins des tuileries à Paris. Toujours est-il que quelques soient les explications, il faut admettre que ce fut un trait de génie d’avoir osé éliminer la représentation de la délégation française de la composition. En 1965, le tableau de Delacroix fut édité sous forme d’un timbre postal par la poste du Maroc pour rappeler aux générations d’alors cet épisode, qu’on semble oublier, de l’histoire franco-maghrébine.
Extraits d'UNE HISTOIRE MECONNUE D’UN TABLEAU DE DELACROIX
Professeur Jamal Hossaini-Hilali
Le COURRIER de la SIELEC*—n° 7
* Société Internationale d'Etudes des Littératures de l'Ere Coloniale.
«J’avais tant de fois désiré voir l’Orient que je le regardais de tous mes yeux et croyant à peine ce que je voyais... Il a été comble quand j’ai vu approcher un canot rempli de gens du pays qui nous amenaient le consul... Une vingtaine de marabouts noirs, jaunes, verts, etc., qui [s’étaient] mis à grimper comme des chats dans tout le bâtiment et à se mêler à nous. [...] Je ne pouvais détacher les yeux de ces singuliers visiteurs »
En janvier 1822, La perle jette l'ancre à Tanger. Son navire était passé par Algésiras, mais pour cause de quarantaine, n'avait pas permis à Delacroix d'aller jusqu'à Gibraltar.
« Je viens de parcourir la ville. [...] Je suis tout étourdi de tout ce que j’ai vu. Je ne veux pas laisser partir le courrier, qui va tout à l’heure à Gibraltar, sans te faire part de mon étonnement de toutes les choses que j’ai vues. Nous avons débarqué au milieu du peuple le plus étrange. Le pacha de la ville nous a reçus au milieu de ses soldats. Il faudrait avoir vingt ras et quarante huit heures par journée pour faire passablement et donner une idée de tout cela. Les Juives sont admirables. Je crains qu’il soit difficile d’en faire autre chose que de les peindre : ce sont des perles d’Eden. Notre réception a été des plus brillantes pour le lieu. On nous a régalés d’une musique militaire des plus bizarres. Je suis dans ce moment comme un homme qui rêve et qui voit des choses qu’il craint de lui voir échapper.»
« Je dois vous avouer que nous n’avons ici ni le boulevard, ni l’Opéra, ni rien qui y ressemble. [...] La rue Vivienne de l’endroit est un ramassis de loges comparables à celles des fous de Bicêtre, dans lesquelles sont tapis et ramassés de graves Maures en capuchons comme des chartreux, au milieu de la graisse rance et d’un beurre de six mois qu’ils débitent aux gens. Tout cela ne sent ni l’ambre ni le benjoin ; mais je ne suis pas venu ici pour le plaisir des sens et l’amour pur du beau fait passer sur bien des inconvénients.»
"Smen" ce beurre rance dont je garde un cruel souvenir quand, conduit par le père Gilbert, un bénédictin de Tioumliline, nous nous étions retrouvés dans un ksar, un vrai de vrai qui fermait ses portes la nuit, avec le chef dudit et qu'un bol de liquide jaunâtre circulait entre les invités et les hôtes où il fallait tremper son pain. Fort civilement j'y trempais le mien pour avaler un truc infâme, tout en feignant d'apprécier, tandis que le moine et l'épouse, feignant de tremper, mangeaient leur pain sec ! Ce "smen" était du beurre rance liquide.
« Les types de cette forte race s’agiteront tant que je vivrai dans ma mémoire ; c’est en eux que j’ai vraiment retrouvé la beauté antique. Je faisais mes croquis au vol et avec beaucoup de difficultés, à cause du préjugé musulman contre les images. J’arrivai néanmoins à faire poser de temps en temps hommes et femmes pour quelques pièces de monnaie dans les salles du consulat français. Le modèle avait ordinairement une rare intelligence de mes moindres intentions. Mon croquis fait, il le prenait, le tournait et le retournait en tout sens avec la curiosité du singe qui chercher à lire un papier, et le remettait en place, riant de pitié pour moi qui pouvaient m’attacher à de telles puérilités. Un de ces Arabes voulut pourtant garder son portrait : c’était un jeune homme superbe et marqué au front d’un signe bleu que les pères marocains impriment à leur enfant le plus beau pour le recommander à la clémence du sort. »
« Le peuple de ce pays-ci est un peuple à part à beaucoup d’égards ils sont différents des autres peuples mahométans. Le costume est très uniforme et très simple, cependant par la manière diverse de l’ajuster, il prend un caractère de beauté et de noblesse qui confond.»
Delacroix va réaliser des aquarelles dont il, fera cadeau à de Mornay.
POUR COMPLETER
Carnets de voyage de Delacroix au Maroc
Maroc - Delacroix aquarelles, croquis et peintures
"En 1832, le casanier Delacroix accompagne l’ambassade du comte de Mornay au Maroc. La révélation d’une Antiquité vivante : « Le beau court les rues […] Les Romains et les Grecs sont là, à ma porte. » L’illumination vient avec « la précieuse influence du soleil qui donne à toute chose une vie pénétrante ». En précurseur du genre, le peintre remplit sept carnets de voyage de croquis, d’annotations, d’impressions fugaces volés avec l’instantanéité un œil photographique, animé d’un souci quasi ethnographique. Plus de mille dessins.
Ce vocabulaire nourrira près de quatre-vingts toiles d’inspiration orientale : chasses aux lions qui rugissent de tons fauves ; scènes d’intérieurs nimbées d’une bienheureuse intimité ; hommes et chevaux vrillés dans une même touche tourbillonnante. Ce surcroît de véhémence marocaine, de contrastes, Delacroix l’applique aux grands genres dans lesquels il veut triompher : la peinture de plafond et la peinture religieuse. Le Maroc lui a aussi donné le goût de peindre en plein air, de s’abandonner aux plaisirs optiques, quand le motif se dissout dans la vibration colorée. Impressions d’un soleil levant, celui de la peinture moderne."
Tanger, mercredi 25 janvier 1832, 10 heures du matin. Eugène Delacroix (1798-1863) pose le pied sur le sable africain. Face à lui, accrochés aux rochers, les remparts, construits par les Portugais au XVIIe siècle.
Delacroix pénètre dans la médina par Bab el Mersa (la porte de la Marine)
L’artiste, qui accompagne une mission diplomatique française, a rendez-vous le jeudi dans la Kasbah, la place forte militaire, sur le point le plus haut, où il va être reçu par le pacha Sidi Larabi Saïdi. Il y accède par un entrelacs de ruelles tortueuses. Arrivé en haut d’un escalier, le peintre franchit sans doute l’arc de Bab el Assa (la porte du Bâton), devant lequel les délinquants subissaient la bastonnade, et arrive sur la place du Méchoir, qui évoque une cour de château fort
Delacroix tourne à gauche et disparaît dans Dar el Makhzen, le blanc palais du sultan. Le voilà au milieu des notables, dans le splendide patio entouré d’une colonnade et décoré de céramiques délicates.
Subjugué par « le sublime vivant et frappant qui court ici dans les rues », Delacroix est surtout attiré par les costumes. Burnous bleus et caftans verts donnent aux Marocains une dignité de sénateurs romains, juge-t-il.
Extraits de Quand Delacroix prit la tangente à Tanger
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