Il y a peu de guerre dans Gens de guerre. Malgré son titre, ce n'est pas un livre de guerre, mais un livre dans la guerre. Le récit, plus qu'une Iliade, se veut une Odyssée terrestre menant le narrateur de Casablanca à Fès, aller-retour sinueux, contre les tribus Beni m'Tir, Zemmour ou Zaër.
Le capitaine Émile Joseph Détanger (1880-1914), alias Émile Nolly de son nom de plume, est un militaire-écrivain, déjà actif dans l'armée de Cochinchine, du Cambodge et du Tonkin bien avant 1908. Il édite en 1912, ses Gens de guerre au Maroc, roman-récit semi-autobiographique. Les événements décrits portent sur l'année 1911, à la veille de l'instauration du Protectorat français.
La porte interdite des jardins de Meknès
Qu’est-ce que Gens de guerre ? À peine un roman […]. Pas d’intrigue et pas de héros si ce n’est un narrateur. Plutôt un récit, un témoignage autobiographique ou mieux un essai. …Ou encore une Odyssée terrestre, passant par Rabat, Kenitra, Fez, Meknès, El Hajeb ou Tiflet…, sur des sentiers qui pour ne pas être seulement les Sentiers de la guerre et de l’amour (pour reprendre un titre de Maurice Le Glay), sont souvent ceux de la souffrance et de la misère, physiques et morales. C’est l’œuvre patriotique, militariste (et militante) d’un écrivain-soldat, tombé au champ d’honneur à 33 ans, durant la Grande Guerre, participant, par la conquête impériale, à la puissance et à la grandeur de la France. Au Maroc où il « fait colonne » (selon l’expression de Pierre Khorat), Avesnes, le comte de Blois, atteste qu’il tire de ses notes de campagne, ses Gens de guerre. Nolly appartient au convoi n° 2, dit Deuxième colonne du général Moinier (suivant la première du colonel Brulard et avant le troisième échelon du général Dalbiez), qui sauvera Moulay Hafid, assiégé dans Fez par les tribus berbères insoumises. Gens de guerre est donc un chant à la gloire de l’Armée française ultra-marine. Une question pourtant se fait jour : pourquoi Nolly ne mentionne-t-il pas Fez, où il est censé être allé, avec la 2e colonne Moinier ? Étrangement, dans son récit, Meknès occupe la place symbolique de celle de Fez. Pas de doute que Meknès soit une « ville interdite », comme le dira Nolly au chapitre VII. Les combats ont lieu, à partir du 5 juin 1911, pour débuter la deuxième partie de la campagne en commençant par Sefrou, et le 8 juin, les troupes épuisées prennent Meknès, que le narrateur présente, à l’aube, comme une ville interdite. C’est que « sous les murs », on est « hors les murs » et qu’il y a bien là, une « Porte interdite », la porte de l’Aguedal, ce jardin fortifié avec bassin et appartenant au sultan. Pierre Ibos, alias Pierre Khorat, nous explique qu'il est impossible de pénétrer dans la ville sans forcer la porte du jardin (du paradis terrestre ?). Ce passage de En colonne est capital : « Cette porte fermée, emblème des sentiments indigènes, doit céder à la violence pour que les destins soient accomplis. […] La barrière morale dressée par la révolte vaincue s’ouvre toute grande sur les jardins déserts »[1]. Khorat éclaire ici, par avance, les silences de son camarade Nolly : les énigmes multiples de l’enfer d’El Hajeb, des murs de Meknès et de leur porte interdite, enfin du paradis de l’Aguedal. La porte interdite devrait s’ouvrir sur le jardin du paradis marocain. Après les trois premiers chapitres de Purgatoire, pourrait-on dire, viennent trois chapitres infernaux… Et puis le Paradis dans les jardins de Meknès !
C’est donc après le 9 juin que Nolly peut s’écrier : « J’ai franchi la porte interdite ! Et je me suis enfoncé dans les jardins de l’Aguedal » (p. 41). Nolly décrit un paradis terrestre qui s’oppose à l’enfer, dernier mot du chapitre précédent. En réalité, le thème de la porte interdite, ouvrant sur des jardins secrets, appartient à la culture marocaine, car le principe du jardin-paradis marocain est d’être un jardin secret, caché par des murs, des remparts en ruines, et c’est toujours l’effet de surprise qui fait la beauté du jardin. Nous sommes ici au cœur de Gens de guerre, qui est, au fond, par un moyen non militaire mais littéraire, la quête de l’âme marocaine (pour reprendre la formule de Bonjean). Cette dernière pourrait ainsi être figurée, dans les murs, par un jardin secret auquel donne accès une porte interdite. Ce paradis marocain se révèle, sinon hors des murs, au moins comme extérieur au Maroc. Est-ce la porte du paradis du Maroc DANS les murs comme on pourrait s’y attendre ? Non, c’est un au-delà du Maroc qui est franchi, le Maroc lui-même ne pouvant être pénétré.
[1] Pierre Khorat, En colonne au Maroc, Rabat, Fez, Méquinez, impressions d’un témoin, illustrations d’après les dessins de l’auteur, prépublication 1912, Paris, Librairie académique Perrin, 1913, deux formes sur Gallica, p. 150.
« Hors des murs !… »
Ces trois mots résument toute l’œuvre, si on les prend au pied de la lettre. Ils rejettent l’auteur dans une situation d’extériorité violente, qui le transforme en agresseur (honteux ?), dans l’expérience d’une profonde déréliction autant culturelle que politique. Hors des murs… Le « cosmopolitisme malheureux » de Nolly se révèle une prodigieuse attention à autrui, pas seulement au soldat, au tringlot, mais à l’autre en tant que même. Dans et hors l’action, Nolly n’est jamais dans la simplicité univoque, mais toujours dans l’ambiguïté des intentions. Homme et auteur complexe, il ne s’identifie pas complètement, dans ses relations avec les autres, à sa fonction, ni même entièrement, à la situation dans laquelle il se trouve. L’attention de Nolly n’est pas réservée au seul camp national français. Depuis longtemps, et bien avant Gens de guerre, dans Hiên le maboul (1908), et surtout dans La Barque annamite (1910), l’écrivain est déjà partagé (intérieurement déchiré ?) par une double postulation contradictoire. D’une part, servir, ce qui ne peut pas avoir été un hasard, sa vocation militaire, guerrière, patriotique et conquérante – comme celle de ses amis, Khorat, Avesnes… D’autre part, le désir humain, intellectuel, artistique, de rencontrer l’Autre, de langue, religion, culture, histoire, différentes, de pénétrer « dans les murs, par la porte interdite ». Ces profondes interrogations ne sont-elles pas encore plus cruciales au Maroc, même sous couvert de Protectorat ? C'est sinon un questionnement moral sur la colonisation, encore très rare en ce début de XXe siècle, au moins une lancinante question sur l’incommunicabilité des cultures et des civilisations. Tâche impossible, à cause du problème contradictoire qu’elle implique ? Nolly en conclut au vice fondamental de la rencontre des cultures, sous le signe de la guerre et de la domination.
Nous appelons l’attention du lecteur sur le fait que la dernière livraison de Gens de guerre, dans La Revue de Paris du 1er août 1912, ne contenait pas la dernière page du volume, après « Et puis des jours ont passé… » (p. 139), ajoutée intentionnellement pour l’édition originale, chez Calmann-Lévy. Ce ne peut donc être un hasard mais au contraire, un fait notable que la phrase ultime. Percevrions-nous dans cette petite phrase ajoutée in extremis, durant les mois précédents, une forme de pis-aller, de dédouanement, de repentir ? Ces jours qui ont passé constituent-ils la véritable expression d’une double postulation quasi simultanée, ouvrant le texte sur l’espérance d’une fin heureuse de la colonisation comme en Indochine ? Bien sûr, la dominante générale du texte est largement militaire (cf. la dédicace aux camarades), avec sa volonté d’exaltation de l’armée coloniale et de l’armée tout court, avec ses alertes, ses bivouacs, ses tringlots, soldats français ou indigènes, arabes et noirs. Telle est bien l'intention affichée, officiellement déclarée, constituant en cela, un témoignage d'époque irremplaçable. Mais un siècle après, nous nous donnons aujourd'hui, le droit d'une lecture polysémique contextualisée encore plus enrichissante, prenant en compte différents degrés de conscience : idéologique, existentiel, esthétique. Un second degré se dévoile avec ses soirs de nostalgie, sa porte interdite, son jardin caché, ses chanteuses, ces murs hors desquels on reste, faisant qu'au contraire de l'Extrême-Orient, Indochine, Tonkin, et pour des raisons certainement historiques, notre écrivain ressent en 1911 au Maroc, un malaise et un trouble ni péjoratifs ni dépréciatifs mais plutôt à l'honneur de son intériorité fragmentée, divisée, profondément scindée. Le militaire et l'écrivain constituent ainsi deux personnalités différentes en confrontation directe.
Les notations de dates sont rares dans gens de guerre. Celle du « soir tiède et morne de septembre » (1911, p. 136) dans le dernier chapitre, est la seule exceptée la mention du 14 juillet manqué avec Moulay Hafid. La suite de la phrase en est d’autant plus remarquable, annonçant le « jamais nous ne serions pleinement heureux » (p. 138 ; nos italiques). Pas de doute que nous ne nous trouvions ici au cœur du récit lorsque l’auteur perçoit parfaitement, à travers un chant arabe, la vie et la civilisation qu’en tant que colonisateurs, les soldats français affrontent. En effet, autant que la guerre, la religion ou la musique sont les manifestations les plus caractéristiques des civilisations, à l’occasion desquelles deux peuples peuvent mutuellement se démoraliser. C’est qu’il y a beaucoup de chanteuses dans l’œuvre, dès le deuxième chapitre, si capital qu’il offre, comme nous l’avons dit, toutes les clés, herméneutiques et heuristiques, des portes de l’ouvrage, et en particulier celles problématiques du « paradis marocain » (p. 10). Chaque fois, dans ces deux chapitres, s’effectue une curieuse alliance, exposée sous l’acétylène, entre la vulgaire sensualité européenne, et la vénale prostitution marocaine : maquillage et tatouage en sont les signes. C’est pourquoi lorsque retentit, d’un patio intérieur, « la voix de femme qui chantait dans la nuit » (p. 137), nous pensons bien avoir enfin trouvé l’intériorité de l’âme marocaine évoquée par Bonjean, souffrante, blessée, mais qui par là-même, exclut le conquérant. Voilà qui complexifie singulièrement le sens et la valeur de cette phrase que nous mettons en relief : « Jamais nous ne serions pleinement heureux, parce que nous étions condamnés à rôder éternellement, hors des murs… » (p. 138).
Un héroïsme du quotidien militaire
Nous insisterons sur la figure de Maurice Barrès, et sa mystique nationale enracinée, patriotique, antiparlementaire, mais ni monarchiste, ni catholique, pouvant supporter une forte dose de républicanisme, finalement très individualiste, et même aristocratique. Culture de guerre ? S’il y a une mystique (au-delà du catholicisme), c’est celle de la souffrance. Ce chant à la gloire de l’Armée française ultra-marine, est surtout à celui de l’abnégation des soldats conscrits. Plus que dans l’épopée militaire, c’est dans la description de la souffrance des tringlots, pour une cause qui les dépasse, que l’auteur excelle. Toutes les autres causes morales, sociales ou politiques sont poussées "aux oubliettes". Seul demeure un dévouement quasi mystique, une abnégation militaire et patriotique. Avesnes confirme que ce qui fait de l’héroïsme une mystique, ce ne sont pas les grands gestes, mais une série de réactions physiques quasi animales. Encore davantage qu’au cours de violents combats, c’est dans les petits faits de la vie quotidienne militaire (souvent sordide) que se révèle l’héroïsme de l’homme de troupe. Tribut ou fardeau de métier ? Certes… Mais reste à savoir au nom de quoi accepter toute cette souffrance et cet échec, en apparence absurdes ou inutiles ? Sinon celui d’une forme extrême d’héroïsme paradoxal, au sens où, comme chez Maurice Barrès, l’idée de patrie n’est justement plus qu’une idée, un simple prétexte, pour s’élever au-dessus de soi-même, pour « faire la pige » au destin. Le narrateur se demande pourquoi quatre goumiers algériens sont venus mourir sur la terre étrangère du Maroc, comme lui-même semble risquer sa vie pour un consortium de banques internationales (p. 74). Pour l’auteur, le nationalisme devient donc une manière de se donner à plus grand que soi, une mystique difficile à saisir tant son véritable objet semble échapper, mystique militaire du quotidien, mystique de la souffrance pour l’armée ou la patrie, ou plutôt quête de leur fantôme énigmatique dans leur absurdité même.
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Cet article a été rédigé pour l'Encyclopédie de la colonisation française (sous la direction d'Alain Ruscio).
Gérard Chalaye a enseigné au Lycée Tarik ibn Zyad, qui a succédé au collège berbère, à Azrou. G. Chalaye est un membre éminent de la Société internationale d'études des littératures de l'ère Coloniale (SIELEC) et membre de l'Association des amis d'Azrou (AAA)
Bibliographie sélective
Émile Nolly, pseudonyme du capitaine Émile Détanger
Hiên le Maboul, Ed. Originale, Paris, Calmann-Lévy, 1908, Rééd., Autrement Mêmes, Paris, L'Harmattan, 2011
La Barque annamite : roman de mœurs, Ed. Originale, Paris, Fasquelle, 1910, Rééd., Pondichéry-Paris, Kailash, 2008
Gens de guerre au Maroc, Ed. Originale, Paris, Calmann-Lévy, 1912, Rééd. , Présentation de Gérard Chalaye, Autrement Mêmes, Paris, L'Harmattan, 2018
Le Chemin de la victoire, Ed. Originale, Paris, Calmann-Lévy, 1913, Reprints, Nabu Press, 2010 (texte brut)
Le Conquérant : journal d'un indésirable au Maroc, Ed. originale, Paris, Calmann-Lévy, 1916, Rééd., Présentation de Guy Riegert, Autrement Mêmes, Paris, L'Harmattan, 2015
Compléments très sélectifs
Avesnes, pseudonyme du Comte de Blois, Émile Nolly, capitaine Détanger, Revue des deux mondes, t. 29 (1915) et gallica
Chalaye Gérard, Présentation et annexes à Émile Nolly, Gens de guerre au Maroc, Rééd., Autrement Mêmes, Paris, L'Harmattan, 2018
Khorat Pierre, pseudonyme de Pierre Ibos, En Colonne au Maroc, Rabat, Fez, Méquinez : impressions d'un témoin, Paris, Librairie académique Perrin, 1913, et gallica
Khorat Pierre, pseudonyme de Pierre Ibos, Scènes de la pacification marocaine, Paris, Librairie académique Perrin, 1914, et gallica
Voinot Colonel L ., Sur Les traces glorieuses des pacificateurs du Maroc, Paris, Charles-Lavauzelle & Cie, 1939
Voir aussi
Berbérisme et littérature
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