Ernst Lanrock fut un peu le Pierre Bergé de Rudolf Lehnert, en tout cas l’homme d’affaires qui fit fructifier l’œuvre de l’artiste, en Tunisie, puis en Egypte. Comparaison osée ? Outre que l’amitié qui les liait, toute platonique semble-t-il, s’est brisée au bout de 27 ans, Lehnert, s’il fut un photographe reconnu, n’eut pas la célébrité du couturier. Mais l’attrait du Maghreb se fit aussi sentir chez Saint-Laurent-Bergé : les cendres d'Y. Saint-Laurent ont été déposées dans les Jardins de Majorelle à Marrakech. Si Lehnert retrouve, plus d’un demi-siècle après sa mort, une certaine popularité dans le monde photographique, son œuvre – comme celles dites orientalistes – fait l’objet de controverses.
A côté des peintres qui, comme Matisse et surtout Etienne Dinet ont participé peu ou prou à l’orientalisme, des photographes européens nombreux ont œuvré dans les pays du Maghreb. Rudolf Lehnert fut de ceux-là qui commença sa carrière photographique à Tunis, la poursuivit en Egypte, avant de revenir en Tunisie. Son nom est le plus souvent associé à celui de Ernst Landrock, le gestionnaire de l’entreprise tunisienne, puis égyptienne.
Lehnert, Autrichien, né en 1878, a appris la photographie à Vienne. Son futur associé était né la même année en Saxe. Quand ils se rencontrent et se lient d’amitié en Suisse, en 1903, Lehnert revenait d’un périple qui l’avait mené à travers l’Europe, puis de Palerme en Tunisie, une Tunisie sous protectorat Français depuis 12 ans. Les deux nouveaux amis décidèrent de lancer une entreprise de photographie d’art à Tunis.
Débuts modestes, au centre de la médina, dans une maison arabe. Mais la réputation de Lehnert fut vite établie. Et en 1907, ils s’installent, non loin de collègues d’installations plus anciennes, comme Soler et Garrigues, là, lui, depuis 1860, Avenue de France (au 17 d’abord, puis au 9, racheté à Garrigues qui s’est réinstallé un peu plus loin). « Après le succès international remporté par les tirages de luxe, les héliogravures et les cartes postales, succès dû au savoir-faire de l’artiste et au savoir-vendre du gestionnaire, l’histoire s’arrêta brutalement en 1914 avec l’arrestation des deux hommes pour espionnage et le séquestre sur leurs biens en tant que ressortissants germaniques. » (Michel Megnin)
Après un séjour européen, où chacun fonde une familles, les associés rebondissent en Egypte en 1924. Mais leurs destins vont se séparer. Landrock, très germanophile récupéra l’entreprise égyptienne (et le fonds de l’œuvre de son ex- ami) ; le francophile Lihnert, dont l’épouse était alsacienne, repartit en Tunisie où il s’installa à Sidi Bou Saïd en 1930. Il obtiendra la nationalité française en 1931. Mort en 1948, il est enterré avec sa femme à Carthage.
Son œuvre a été diffusée en tirages au bromure, en héliogravures sépia, en chromolithographies et en innombrables cartes postales noir et blanc et colorisées. On retrouve aussi les photos de Lehnert dans de multiples ouvrages.
Il produit bien sûr des images de Tunis et de la Tunisie, puis de l’Egypte, avec ses hauts lieux touristiques, de Jérusalem. La plupart des « tableaux vivants » sont mis en scène. On y note, cependant, un sens certain de la composition. Lehnert excelle dans les portraits. Mais, la partie la plus controversée de son œuvre est constituée de ses nus. Nus féminins et masculins. Beaucoup se sont vendus sans censure comme nus académiques. Les odalisques y sont représentées, proches de tableaux orientalistes qu’ils ont peut-être inspirés. Ils sont soumis à une double critique. D’abord, à travers l’accusation de colonialisme, la question du nu en pays d’Islam sur laquelle se greffe celle du « consentement éclairé des modèles » (Le courrier de l’Atlas, n° 25, avril 2009*). Ensuite la focalisation sur les affaires de pédophilie a mis en procès des photos d’éphèbes nus qui devaient, s’il les a connues, réjouir l’immoraliste Gide.
Ce procès double tombe sous le coup de l’anachronisme. Sûr que l’œuvre de Lehnert était imprégnée de l’idéologie colonialiste de l’époque. Cela n’enlève rien aux qualités esthétiques de beaucoup de ces clichés. Clichés qui obéissaient aussi à des motifs commerciaux : les cartes postales avaient pour clientèle les colons, les troupes et les quelques touristes en Tunisie. M. Meignin a montré que les modèles étaient souvent des (semi)professionnel-le-s posant aussi pour des peintres. Si Lehnert a envisagé de faire un ouvrage de nus masculins, ceux qui plus tard feront un ouvrage ne présentent pas de tirages sulfureux.
Hamideddine Bouali, répondant au dossier à charge de Courrier de l’Atlas - «Orientalisme, art, histoire ou scandale ?** » - répond : « Art : sûrement puisque les œuvres de Lehnert ne sont pas dénuées d’un certain souffle artistique. Histoire : forcément car elles ne peuvent se lire qu’à la lumière de la colonisation des sujets photographiés et la biographie du photographe. Scandale ? inévitablement comme pour toute œuvre qui transgresse. »
* Un entretien, non publié, d’H. Bouali avec une journaliste, Y. Ouazzani, du Courrier de l’Atlas porte sur ce thème.
** Le vrai titre est « Art, histoire et indécence »
A voir un petit montage d'oeuvres arbitrairement choisies (cliquer sur l'image)
Pour compléter :
http://www.imagesetmemoires.com/doc/Articles/Lehnert.pdf
http://www.photos-site.com/s.htm
et surtout http://michel.megnin.free.fr/ où vous trouverez une impressionnante quantité d’œuvres de Rudolf Lehnert.
Photo Garrigues
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