Alfred Stieglitz, photographe et galeriste, et Georgia O’Keefe, peintre, ont formé un des grands couples de l’histoire de l’art. Le photographe en fera son modèle un peu obsessionnel. Le galeriste la fera découvrir. Mais elle prendra ses distances, moins à cause des infidélités de l’époux, qu’aimantée par les paysages du Nouveau-Mexique.
Alfred Stieglitz, né le 1er janvier 1864, dans le New Jersey, est l’ainé de six enfants d’un couple d’immigrés juifs allemands. Le père, Edward, est un homme d’affaires aisé et peintre paysagiste. Père qui décide en 1882 de vendre son entreprise et de revenir en Allemagne. Alfred y démarrera des études d’ingénieur avant de bifurquer vers la photo via l’enseignement de chimie photographique d’Hermann Wilhelm Voge. « La photographie, écrira-t-il plus tard, m'a fasciné, d'abord comme un jeu, puis c'est devenu une passion, puis une obsession ». Armé d’un appareil à plaques et son trépied, il va parcourir Allemagne, Pays-Bas, Italie. En 1887, il remporte le 1er prix de la revue The Amateur Photographer avec The Last Joke, Bellagio.
De retour à New York il devient associé dans l’Heliochrome Engraving Company de 1890 à 1895, qu'il restructure et renomme Photochrome Engraving Company.
En 1893, Stieglitz épouse Emmeline Obermeyer. Elle était également issue d'une riche famille juive de New York, mais était très conservatrice et ne partageait aucune des passions artistiques et culturelles de son époux. Le voyage de noce en France, Italie et Suisse, outre de nombreuses photos, permit à Stieglitz de se lier avec le photographe français Robert Demachy.
De retour aux Etats-Unis, il lance une revue en 1903 Camera Work, organe du groupe Photo Secession.
Avec Edward Steichen il crée la Galerie 291 (son numéro sur la Cinquième Avenue de New York). Il y fait découvrir l’art moderne. Après Rodin (en 1908), Matisse (1908, puis 1910), Cézanne (en 1911), Stieglitz organise entre autres les premières expositions américaines de Picasso (1911), Picabia (1913) et Brancusi (1914) ou encore Marcel Duchamp.
Georgia O’Keefe naît le 15 novembre 1887 dans le Wisconsin tout près de Pepin, village d’où vient Laura Ingalls Wilder, l’autrice de La Petite Maison dans la prairie. Issue d’une famille paysanne relativement pauvre – un père d’origine irlandaise, une mère fille d’immigrant Hongrois - elle a six frères et sœurs.
Montrant un talent certain, elle part à l’Art Institute de Chicago en 1905-06 puis à l’Art Students League de New York en 1907-1908. Elle y découvre, lors d’une visite d’une exposition, la Galerie 291. Elle gagne sa vie en enseignant le dessin.
Elle enseigne au Texas, quand son destin croise vraiment celui d’Alfred Stieglitz.
« C’est alors qu’il tombe en arrêt devant une sélection de fusains qu’une certaine Anita Pollitzer lui soumet, le 1er janvier 1916. Des fusains signés Georgia O’Keeffe, dont Anita est une amie new-yorkaise. La jeune peintre les lui a envoyés depuis le Texas par la poste, pour se faire connaître sur la scène artistique – tout en lui demandant expressément de ne pas les montrer à Stieglitz. Pure coquetterie de celle qui avait pu écrire au contraire : « Une seule chose compte pour moi, c’est l’avis de Stieglitz. » Aussi Anita s’empresse-t-elle, comme il se doit, de montrer les œuvres au photographe, qui reste saisi. Des courbes, des spirales, des lignes déliées… : tout un langage pictural se déploie sous ses yeux, qui le séduit aussitôt – il en tombe littéralement amoureux. « Enfin une femme sur le papier ! » se serait-il écrié (enfin ai-je trouvé cette pure expression picturale de la féminité que je cherchais, peut-on comprendre). Stieglitz décide aussitôt d’exposer lesdits fusains, sans même demander son accord à leur auteure. Laquelle débarque peu après à Manhattan pour faire semblant de s’en offusquer – la rencontre a enfin lieu, l’histoire peut commencer. » (Télérama)
Stieglitz et O'Keeffe se rencontrent donc pour la première fois en 1916 lorsqu’elle vient à New York, après avoir appris l’exposition de ses fusains. Leur correspondance, après son retour au Texas, est devenue de plus en plus intense. Le 1er juin 1917, Stieglitz lui écrivait : « Comme je voulais te photographier — les mains — la bouche — et les yeux — et le corps enveloppé de noir — la touche de blanc — et la gorge ». Elle s’installe à New York en 1918 et le corps d'O'Keeffe devient le centre de son travail artistique.
En 1921, Stieglitz expose 45 photographies d'O'Keeffe, dont plusieurs nus.
En 1924, après le divorce de Stieglitz, ils se marient.
Outre les fusains qui ont séduit le galeriste, Georgia O'Keefe est une aquarelliste qui navigue entre l'esquisse figurative et l'abstraction.
Le couple vit au Shelton, d'où ils découvrent les gratte-ciels en construction, avec des séjours au Lake George où Sieglitz a une propriété de famille.
Impressionnée par l’essor et la hauteur vertigineuse des buildings à New York dans les années 1920, elle déclare à propos de ses fleurs : « […] j’eus l’idée de les agrandir comme d’énormes immeubles en construction. » Concédant d’abord que son art traite «essentiellement de sentiments féminins», elle dément bientôt avec vigueur l’interprétation obsessionnellement «érotique» que la critique livre de ses fleurs.
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Un exemple de ces interprétations obsessionnellement "érotiques"
Il serait difficile de nier que la toile intitulée chastement White & Blue Flower Shapes (1919) puisse se voir comme une représentation d’un sexe féminin vu de près, de même que N° 8, Blue Line ou Inside Red Canna.
Le glissement de la plante au sexe, du botanique à l’érotique, est flagrant, comme, un peu plus tard dans les toiles de fleurs d’entre 1925 et 1931, d’autant plus flagrant que la jouissance chromatique est à son paroxysme. Les couleurs des pétales et des feuilles sont proches de celles du sang et de la peau : abondance de roses, de pourpres, d’incarnats, de bruns chauds. Les sinuosités sont-elles celles des tiges et des feuilles ou celles des artères et des veines ? Quant aux arbres phalliques, tout commentaire est superflu.
Les peintures abstraites, comme Grey Lines with Black Blue and Yellow ou Grey Blue and Black - Pink Circle, sont proches des gros plans floraux.
La "love story" entre Alfred et Georgia, va connaitre de forts remous. Une jeune photographe, Doroty Norman, vient à bout de la résistance de son aîné. S'y ajoute, sans doute, pour la peintre, le désir de prendre de la distance avec celui qui pourrait apparaître comme son pygmalion. Lassitude aussi d'une vie mondaine qu'entraîne le deuxième métier de galeriste de l'époux.
En 1929, avec Rebecca Strand, elle découvre le Nouveau-Mexique ses paysages montagneux et désertiques, ses traditions indiennes... Elle y visite le ranch qu'y possédait D. H. Lawrence.
Elle va finir par s'installer au Nouveau Mexique. Mais jamais le lien épistolaire ne fut rompu entre Alfred et elle. « Chacun des deux a eu besoin d’indépendance, ce qui ne signifie pas qu’il ne soit pas resté dévoué à l’autre », raconte Sarah Greenough, qui publia leurs lettres. Et quand, le 1
Si Georgia O'Keefe a gardé jusqu'au bout la relation avec son mentor, c'est qu'elle savait qu'elle n'était une “self made woman”, chère à la mythologie états-unienne, une figure de proue de l'"art américain" que le galeriste, après avoir fait découvrir, l'avant-garde européenne, avait décidé de promouvoir, que parce qu'il avait accroché une dizaine de ses fusains à la Galerie 291 et que, d'année en année, il l'avait promue dans ses successives galeries.
Pour compléter :
Parcours en images de l'exposition
GEORGIA O’KEEFFE
Un parcours de l'oeuvre et une chronologie complète.
La passion de Georgia O’Keeffe et Alfred Stieglitz
Stieglitz and O'Keeffe: A Love Story
Tumultuous art duo Georgia O’Keeffe, Alfred Stieglitz rejoined in book, auction
Georgia O’Keeffe et Alfred Stieglitz, des amours tumultueuses
Alfred Stieglitz et Georgia O’Keeffe, d’amour et de peinture
Tout ce que vous devez savoir sur Georgia O’Keeffe
Georgia O’Keeffe, une artiste libre, hors-cadre et visionnaire
See Georgia O’Keeffe’s Preserved Watercolors
Georgia O'Keeffe: 237 d'œuvres