Le sujet récent de Jean-François Launay « Delenda est Sénat ? » et ses avanies consécutives sur le « Plus » du Nouvel Observateur sont en apparence différents, en fait liés. Ils indiquent que le droit constitutionnel à l’emporte-pièce et la « modération » sournoise camouflée en censure sont des maladies curables, à condition bien sûr d’être décelées à temps.
Un petit exercice de cuistrerie latiniste pour commencer. Si la formule « Carthago delenda est » (« Il faut détruire Carthage »), du vieux réac Caton l’Ancien, l’un des premiers tenants de l’invasion du Maghreb, est restée, elle le doit en partie au sinistre propagandiste pro-nazi Jean-Hérold Paquis qui a braillé dans la poubelle sonore de l’Occupation, Radio Paris : « L’Angleterre, comme Carthage, sera détruite… ». On trouve mieux comme référence démocratique, mais la syntaxe de Tacite est elle aussi malmenée.
Le Sénat, comme le latin Senatus, est du genre masculin. Le gérondif du verve deleo (biffer, supprimer), qu’on retrouve d’ailleurs dans l’anglais « to delete », doit s’accorder au sujet. Or, delenda convient à Carthago, ville féminine, mais pas au viril Senatus. On pourrait donc dire à la rigueur « Senatus delendus est », à seule destination des admirateurs du regretté Félix Gaffiot.
Bicamérisme égalitaire ?
En termes constitutionnels, les propositions de Jean-François Launay partent d’une évidence : toutes les circonscriptions électorales ne sont pas égales. L’évolution démographique et socio-économique, les charcutages politiques à répétition, la volontaire « prime à la France rurale », donc à la droite jusqu’en 2011, en sont les causes principales. Et de crier à l’injustice entre la Creuse et la Loire-Atlantique. Fort bien. Sur qui faut-il s’aligner ? Sur le 23, avec plus de 1000 sénateurs, ou le 44, avec les Creusois dans le trou ?
Le fond de la question est plus simple : faut-il ou non un Parlement bicamériste ? Si oui, y a-t-il prépondérance d’une Chambre sur l’autre ? La mise à égalité amènerait immédiatement une crise législative chronique. Le mode de scrutin actuel est supposé l’empêcher. On laissera de côté la question du cumul législatif-exécutif par les sénateurs.
Concurrence en direct
Le suffrage universel direct donne la primauté à l’Assemblée Nationale, après navette. Cela prend du temps et apporte peu de progrès dans l’élaboration des textes, mais c’est un gage de démocratie. D’autre part, le Sénat est supposé être le représentant des collectivités territoriales, alors que les députés ont un mandat avant tout national (on est toujours dans la théorie).
Imaginons maintenant deux assemblées élues au suffrage universel direct. Avec les mêmes circonscriptions et la même durée de mandat ? L’une des deux est de trop. Avec un scrutin majoritaire uninominal pour le Palais-Bourbon, un scrutin proportionnel de liste pour le Luxembourg ? Le Conseil Constitutionnel s’en occupera et ce sera rapide.
Plus importante encore est la question de la légitimité. Pourquoi l’une des deux assemblées, élue dans les mêmes conditions que l’autre, aurait raison sur son épigone ? Pour éviter le blocage immédiat, deux solutions : un régime présidentiel à l’américaine ou un passage au monocamérisme. On n’évoquera pas la dictature, qui fait gagner du temps mais a d’autres conséquences.
VIe République et proportionnelle
Le monocamérisme économise les navettes, mais présente des risques qui peuvent se transformer en dérives. On a retenu l’envolée du PS André Laignel, petit jacobin de l’Indre lançant à la droite au Palais-Bourbon en 1981 : « Il a juridiquement tort parce qu’il est politiquement minoritaire ». Les excitations et les surenchères des députés ne peuvent être tempérées que par un contre-pouvoir législatif. C’est le rôle théorique des « Sages » du Sénat, en fait de vieux cumulards, mais les supprimer réglerait-il les indignations de JFL ?
Je plaide pour l’instauration d’une VIe République supprimant un exécutif bicéphale, l’Assemblée Nationale élisant un Premier Ministre responsable devant elle, le Sénat étant élu au second degré (on peut modifier la désignation des « grands électeurs ») et représentant les échelons territoriaux. À condition qu’ils ne changent pas perpétuellement selon la vision régionale et « métropolitaine » de Nicolas Sarkozy, de François Hollande ou de Mme Bruxelles, avec la référence récurrente aux Länder allemands. Le mode de scrutin intègre une dose de proportionnelle à l’Assemblée Nationale et au Sénat, dans l’esprit des Conseils municipaux actuels, de manière à ce que toutes les organisations politiques représentatives (par exemple plus de 5 %) soient là. Par parenthèse, cela permettrait de mettre certains partis, comme le Front National, au pied du mur de l’action politique.
Blacklisté par Perdriel ?
La « censure » dont JFL dit avoir fait l’objet de la part de « Le Plus », annexe du Nouvel Obs’, n’est au fond pas éloignée de cette réflexion constitutionnelle. Hormis l’éviction indispensable des insultes, des injures racistes et des atteintes à la vie privée, de quel droit des « quiches stagiaires » se permettent-elles de sélectionner les opinions en se cachant derrière la discutable validité des sources de Wikipedia ?
Jean-François Launay se dit « blacklisté » par « Le Plus ». C’est probablement vrai, pour des raisons que j’ignore. Mais alors, pourquoi s’acharner à être publié par des medias qui ne l’aiment pas ? C’est d’autant plus injuste que je n’ai jamais noté dans le blog de JFL la moindre dissidence politique envers la ligne socio-libéralo-humaniste de Claude Perdriel. Au moment où il fourgue sa boîte au trio Niel-Pigasse-Bergé, il faudrait envoyer un dernier SOS : « Reviens, Jean Daniel, ils sont devenus fous… ».
L’arroseur arrosé
Cette dictature « soft power » des stagiaires d’Internet s’appuie, comme toutes les censures, sur l’absence de droit constitutionnel appliqué. Les « modérateurs » sont d’abord des amputeurs, les défenseurs du politiquement correct et de la pensée pseudo-moderniste. Ce sont les mêmes que leurs collègues de « gôche » qui accusent ceux qui refusent l’Europe socio-libérale d’être des souverainistes préhistoriques, tendance bleu marine. Le Nouvel Obs’ a été particulièrement brillant dans ce genre d’exercice lors de la campagne du referendum sur la constitution européenne en 2005. On observera avec intérêt sa position sur les élections de 2014.
Jean-François continuera de lire « le pire des hebdos à l’exception de tous les autres ». Il n’est pas rancunier, même s’il semble regretter France-Observateur des grands anciens Martinet et Bourdet. Il donnera maintenant son argent au trio des nouveaux potes de Perdriel, acceptant de facto les pratiques de « Le Plus ». Après les penseurs, les banquiers et leurs bodyguards modérateurs du Web au QI rétréci. Les auteurs passent, les lecteurs restent. Il n’y a pas que le Sénat qui a besoin de cohérence et de légitimité.
Novus Observator delendus est ?
Gilbert Dubant
Commentaires du déblogueur
1°) Le M’ que je fus – je parle d’un temps que les moins de 65 ans ne peuvent pas connaître – ne sait du latin que les pages roses du Larousse d’autrefois et il subodorait que son « Delenda est Senat »* relevait du latin de cuisine ; mais il ne se soupçonnait pas disciple d’un certain Paquis dont, à sa grande honte, et malgré l’enseignement de F. Lebrun, il ignorait l’existence.
2°) Les objections sur la concurrence entre deux assemblées élues au suffrage universel direct sont, elles, parfaitement légitimes. De celles que j’escomptais si ma contribution avait dépassé l’audience de mon déblog. En revanche, instiller une once de proportionnelle dans l’Assemblée nationale me semble relever du bricolage (et qui ne satisfera même pas les éventuels bénéficiaires). Pour le Sénat, dans l’état actuel, on peut prétendre que ça existe (à partir de 3 élus dans un département). Mais n'a rien à voir avec une vraie proportionnelle.
3°) Le fait que Hollande ou d’autres, envisagent de remodeler la carte des régions ou métropoles n’a aucune conséquence sur le système d’élection sénatorial actuel, puisqu’il est sur une base départementale. Mais, en imaginant que l’on garde le système actuel de « grands électeurs », il est sûr qu’une répartition régionale des postes serait moins inéquitable qu’actuellement quel que soit le nombre de régions.
La référence, que je n’ai d’ailleurs pas faite, aux Länder est ambiguë : pour certains, c’est leur taille, mais ils se réfèrent à l’immense Bavière, oubliant la ville-Land de Hambourg, la Sarre ou même le Schleswig-Holstein ; pour d’autres, c’est une décentralisation plus poussée (quand on compare France et Allemagne, on oublie souvent que ces Länder ont des compétences bien plus larges que nos régions, avec de vrais parlements et gouvernements).
4°) Le pauvre Perdriel – mais qu’a-t-il donc fait pour mériter cet acharnement, ce co-fondateur du Nel Obs modèle Jean Daniel, qui a sans doute perdu plus d’argent qu’il n’en a gagné dans la presse et qui n’a, sauf preuve du contraire, jamais pesé sur la ligne de l’hebdo ? – n’est évidemment pour rien dans mon inscription sur la liste noire du Plus.
Mon rappel de France Observateur que j’ai découvert en 1961 – soit sans doute une vingtaine d’années avant qu’elle ne pousse le 1er vagissement – n’avait pour but que de signifier à la rédactrice en chef du Plus que, malgré les avanies subies, je restais fidèle à la maison-mère, le Nouvel Obs.
Quant au procédé qui consiste à jouer les victimes (leurs collègues de « gôche » qui accusent...), les mélenchonnistes qui anathémisent et insultent tous azimuths en ont tellement usé qu’il ne relève plus que de la rhétorique d’estrade, dans laquelle excelle leur maître.
* Une petite recherche dans Bing – un clone de Gogol – m’a fait découvrir une page de grammaire latine sur l’adjectif verbal qui atteste bien de ce « Delenda est Cathago » ; outre Paquis, il semble bien, si j'en crois du coup le peu fiable wikipedia, qu'on le retrouve dans un Asterix et, pour m'être, Hannibal et ses éléphants aidant, intéressé aux guerres puniques dans ma prime jeunesse, j'avais découvert cet affreux Caton, sans l'aide de Radio Paris ("Radio Paris ment, Radio Paris est allemand", P. Dac)
ANNEXE
Sénat revu et corrigé
Jouant au constitutionnaliste du dimanche – ce 19 janvier, jour anniversaire de la fondation de the most noble Order of the Garter (l’Ordre de la Jarretière) en 1349 – j’ai fait un petit tableau répartissant les 328 sénateurs*, issus de nos départements, entre les régions. Par paresse, j’ai récupéré un tableau de l’INSEE un peu vieillot (population en 2007) mais l’exercice peut être refait avec des chiffres actualisés. On divise la population totale par 328 et on obtient la représentativité moyenne (ici 194 en milliers) ; puis on divise la population de chaque région et on arrondit ; les écarts de représentativité subsistent mais sont très atténués. En vert les régions où le nombre de sénateurs progresserait, en rouge celles où il régresserait.
Même dans le système actuel, n’en déplaise aux départementalistes, une base régionale étendrait la proportionnelle à toutes les régions métropolitaines, sauf la Corse.
L’objection de l’égale légitimité des deux assemblées, puisque, dans ma proposition, toutes deux élues au suffrage universel, est déjà en partie résolue par la durée du mandat et la forme du renouvellement. D’un côté une assemblée nationale renouvelée entièrement dans une élection couplée avec la présidentielle et pour 5 ans. De l’autre un sénat, renouvelé par moitié, tous les 3 ans et des sénateurs élus pour 6 ans.
Certes, une dissolution peut découpler présidentielles et législatives, mais le fait que seule l’Assemblée Nationale, grâce au scrutin majoritaire à deux tours, peut dégager une majorité de gouvernement devrait suffire à assurer sa prééminence.
Donc, ce bicamérisme permettrait de répondre à la demande légitime de l’ensemble des familles politiques d’avoir une représentation nationale à la hauteur de leur poids électoral, tout en sauvegardant la nécessaire stabilité et l’efficacité législative en donnant toujours le dernier mot à l’Assemblée nationale.
* Les vingt autres viennent des territoires d’outre-mer et des français de l’étranger.
NB Il est intéressant de noter le conservatisme d'un représentant de la gauche, la vraie, à label auto-délivré, s'agissant du mode d'élection du Sénat ou le découpage régional actuel.
A noter aussi que le système électoral pour les communes de plus de 3500 habitants, si il assure une majorité plus que confortable, amène des maires à l'éthique étique - comme le mien - à confondre leur majorité municipale avec la réalité de leur représentativité. Ainsi le maire UMPiste local avec 8 sièges sur 10 oublie qu'ils ne représentent que 55 % des suffrages exprimés et méprise, à travers leurs quelques représentants, les 45 % opposants.
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