Après l’admirable RECITS DE LA KOLYMA de Varlam CHALAMOV, je me suis lancée dans la lecture de GOMORRA de Roberto SAVIANO puis dans PUTAIN DE MORT (traduction bien approximative du titre original DISPATCHES) de Michael HERR.
Bien que la localisation de ces trois témoignages soit géographiquement fort éloignée – le Goulag sibérien extrême pour Chalamov, la guerre du Vietnam pour M. Herr qui y fut correspondant de guerre et la Camorra napolitaine pour Saviano – ces trois œuvres et leurs auteurs présentent des points communs significatifs.
Tous les trois étaient très jeunes au moment des faits qu’ils rapportent (juste la trentaine pour Chalamov et moins pour Herr et Saviano). Tous les trois avaient une expérience de journalistes qui, en dépit de leur implication personnelle, ne les prive pas d’objectivité. Tous les trois utilisent le «je» et quand Chalamov y déroge, cela ne trompe personne.
Le poids du silence est palpable dans les trois ouvrages. A la Kolyma, on l’observe en permanence pour se protéger des
gardes-chiourme et des délateurs et s’éviter ainsi les salves des exécutions ou les prolongations arbitraires de peines, à tel point que le vocabulaire se réduit comme peau de chagrin puis
s’oublie. En Campanie, la Camorra impose l’omerta sur ses crimes sous peine de représailles «définitives» (exception notable, une page magnifique où Saviano rend hommage à une courageuse
institutrice qui brave tranquillement cette loi du silence, mais à quel prix…) Au Vietnam, dans le bruit et la fureur de la guerre, les échanges verbaux avec les autochtones sont quasi
inexistants et les conversations entre combattants US restent frustes et limitées.
Enfin, on évolue dans les trois cas dans un monde presque exclusivement masculin où le crime est banalisé et la barbarie
omniprésente :
Chalamov décrit le règne de l’arbitraire au goulag sibérien, avec ses parodies de jugements et les exécutions sommaires de «politiques» tandis que les «droit commun» bénéficient d’un traitement de faveur et en profitent pour mettre en place un véritable système mafieux (c’est prémonitoire…) où ils tyrannisent les autres détenus, véritables esclaves qui crèvent de faim, de froid ou d’épuisement en essayant d’atteindre des normes de rendement humainement irréalisables.
Saviano, quant à lui, nous expose, dans sa Campanie natale, d’abjects assassinats (suivis d’un traitement ignoble des cadavres)
perpétrés par des tueurs convaincus de leur impunité face à une victime le plus souvent isolée tandis que Michael Herr confronte le lecteur à la violence brute, quotidienne et
«légale» menée par « une bande de tueurs bornés et brutaux ».
Les trois écrivains qui nous rapportent ces cauchemars en furent aussi les victimes :
Varlam Chalamov pendant 17 ans AVANT de rédiger son témoignage.
Robert Saviano, sous protection policière permanente en raison de menaces de mort de la Camorra, APRES la publication de son témoignage.
Michael Herr qui n’est pas sorti intact de son expérience vietnamienne DEDANS : entre allers et retours sur le front c’est les filles, le whisky, la came, la défonce, comme pour nombre de ses collègues.
Des survivants donc qui ont tenté de nous «dire l’indicible» dans des styles bien différents :
Chalamov a volontiers recours à des formulations poétiques, revient sur des épisodes déjà traités dans une lente et fascinante
reconstruction de la mémoire et une ré-appropriation gourmande de la langue oubliée. Mais il avertit le lecteur : « Si je privilégiais l’authenticité, la vérité, ma langue serait
pauvre, indigente… le récit qui va suivre est inévitablement condamné à être faux, inauthentique… L’enrichissement de la langue, c’est l’appauvrissement de l’aspect factuel, véridique du
récit. » On pense inévitablement à Semprun et à Primo Levi.
Michael Herr use d’une langue coup de poing, cynique, crue voire ordurière dans les dialogues (le langage de Monsieur Sylvestre dans les
Guignols de l’Info paraît singulièrement édulcoré à côté). Elle met en évidence l’obscénité de la guerre et paradoxalement, souligne la pudeur des combattants, dans l’incapacité de décrire leur
vécu comme le démontre cette supplication d’un Marine avant le départ définitif de Herr : « Okay, mec, tu te barres, tu te barres d’ici, bouffeur de bites, mais, écoute-moi, tu le
racontes ! Tu racontes ça, mec. Si tu ne le racontes pas… »
Et Michael Herr de préciser ensuite sa démarche : « Planter d’abord, creuser plus tard : l’information gravée sur la rétine…Puis transmise sans arrêt, sans relâche, sur des fréquences de plus en plus hautes jusqu’à ce qu’on la…bloque une dernière fois .»
Pour dénoncer avec une précision rigoureuse (parfois tatillonne) Le Système de la camorra napolitaine «l’organisation
criminelle la plus puissante d’Europe» (avec les ateliers clandestins, les ventes d’armes, le trafic de drogue, le pseudo-retraitement des déchets toxiques…), le style de Roberto Saviano est
plus dépouillé. En démontant scrupuleusement les mécanismes, il confère à son enquête une force authentique et en y associant sa trajectoire personnelle, il y adjoint une rage et un désespoir
sous-jacents.
Témoins et victimes donc, mais surtout ECRIVAINS.
PS 1 Pendant notre
séjour à Essaouira, j’ai découvert (grâce à notre hôtesse et copine) et dévoré Les Etoiles de Sidi Moumen de l’écrivain peintre sculpteur
marrakchi Mahi Binebine (17 € chez Flammarion). Pour vous faire une idée de ce livre étonnant, je vous engage à lire le « Coup de cœur » de José Garcin en suivant le lien
ci-dessous :
http://www.rue89.com/2010/01/23/les-etoiles-de-sidi-moumen-pourquoi-on-devient-bombe-humaine-135154
PS 2 Dans l’avion du retour,
je me suis régalée avec La Mecque- Phuket d’une Saphia Azzedine très en verve. Je laisse à JFL le soin d’en rédiger le
commentaire : après avoir restitué le bouquin prêté par notre fille unique et préférée, il l’a commandé chez son libraire, c’est dire s’il l’a apprécié !
PS 3 Aux ami(e)s qui se plaignaient de ne pouvoir se procurer Au Grand Socco de Joseph Kessel, je signale sa réédition dans la collection (poche) l’Imaginaire Gallimard au prix de 8,80 €.