A rerelire après le décès de Fidel Castro !
A relire à l'occasion des 90 ans de Fidel Castro
Trente huit ans après son premier séjour, au lendemain de la victoire des « barbudos », François Maspero revient à Cuba. Juillet 1961, juillet 1999.
« Dans les années 60, on ne venait pas à La Havane pour chercher la douceur de vivre, mais attiré par l'idée, que peut-être, dans cette révolution toute neuve, on trouverait, pour l'humanité, une autre manière de vivre. Il paraît, aujourd'hui, que c'était un mirage […]. Mais doit-on accuser le voyageur assoiffé de croire au mirage ? Or on y croyait. Les Cubains eux-mêmes, d'abord. » Ce fondateur des « éditions Maspero » résolument de gauche, venait à Cuba pour la revue « Partisans » qu’il avait aussi fondée.
Il rappelle qu’au départ, la révolution cubaine ne s’inscrivait pas dans le marxisme, mais dans la continuité de la guerre d’Indépendance : « En 1959, une équipe de jeunes gens - leur chef avait trente-deux ans - était descendue de la sierra et avait balayé une dictature corrompue et honnie. Les révolutionnaires faisaient leur le programme jamais appliqué des insurgés de la guerre d'indépendance, du visionnaire José Marti tué au combat en 1895 »
En 1999, arrivés à la nuit tombée, le car qui emportent les passagers vers l’hôtel, passe par une banlieue obscure. « Pour nous l'air est moite, pour les Cubains il est frais. Les Cubains, on en distingue des groupes sur les trottoirs devant les maisons basses. Presque pas de circulation automobile, des vélos sans lumières. Cette ville fantomatique me fait penser à Bucarest au temps de la chute de Ceausescu. » « Une ville dépérit quand tous les commerces sont fermés, et plus encore, quand on manque de crédits pour l'entretien de la voirie, quand on laisse les façades se ronger, prélude à leur effondrement. » « Les façades lépreuses s'écroulent. Des terrains vagues marquent les constructions disparues. » « La crise du logement sévit dans toute l'île, mais plus encore dans la capitale » « L'eau, (…), il faut la monter dans des conteneurs. Et pour faire la cuisine, il y a le kérosène, qui est dangereux. »
De la Tricontinentale aux soviétiques
François Maspero rappelle la tentative de créer un pôle tiersmondiste, indépendant des pôles chinois et soviétique, avec la conférence de la Tricontinentale en 1965. L’ambition aussi de créer 3 ou 4 Vietnams portée par le mythe du « Che », disparu de la scène cubaine.
Et qui se conclut par le ralliement de Fidel Castro au camp soviétique.
Plus que l’échec de Guevara en Afrique, comme en Amérique latine, d’exporter la révolution, c’est l’échec cinglant de la mobilisation des « coupeurs de canne à sucre » pour une mythique récolte de dix millions de tonnes qui explique ce ralliement. L’économie de l’ile ne s’est jamais relevée de ce fiasco du « grand bond en avant » à la mode cubaine !
Ce ralliement allait se traduire dès 1971 par le procès stalinien du poète Padilla* « accusé d'être un agent de l'étranger, emprisonné et obligé à d'ubuesques "aveux". »
Maspero rappelle aussi « le général Ochoa - qui avait 20 ans dans la Sierra Maestra et fut le héros de la guerre de l'Ogaden -, le colonel Tony de la Guardia, exécutés en 1989 après une parodie de procès ».
Dans son périple sur l’île d’abord en bus, puis en train, puis, faute de moyens de transport qui ne demandent pas des jours d’attente en voiture de location, en bus enfin, Maspero décrit des villes où pratiquement seules les bicyclettes et les carrioles circulent, villes où l’électricité fonctionne un jour sur deux alternativement dans chaque quartier.
« Disparue (…), la confiance heureuse des premiers temps de la révolution : on se serrait la ceinture, on se serrait les coudes, on croyait aux promesses des lendemains, le slogan était Siempre se puede mas (on peut toujours plus). Que reste-t-il, sinon ce constat : no se puede mas (on n'en peut plus)? »
En témoigne le sort de cette institutrice qui gagne 100 pesos par mois (31 F, l’Euro vient de naître), dont les élèves n’ont aucune fourniture, dans un pays qui avait pour devise « Etre instruit pour être libre » et qui manque de maîtres.
Crise économique et répression
Mais "le calme plat de la non-espérance" s’explique aussi par l’impossible sortie de crise : « Si, par exemple, le prix des produits de base, accessibles dans les magasins d'Etat (même en quantité insuffisante), avec la libreta - la carte de rationnement - se trouvaient ramenés à un prix de marché réel, ce serait passer, pour la majorité du peuple, de l'économie de pénurie à l'économie de famine. Si, au nom d'une saine gestion libérale, on " dégraissait " les effectifs pléthoriques des entreprises, une grande partie du peuple serait au chômage. »
Maspero raconte aussi la répression, répression économique contre le marché noir (cependant omniprésent), la prostitution qu’engendre le tourisme et plus généralement les contacts avec les étrangers ; répression politique : quatre dissidents, dont le fils de Blas Roca, vieux militant communiste, viennent d'être condamnés à la prison, pour une lettre demandant qu’on pose les problèmes d’avenir. « Dans cette société dichotomisée par le dollar, ils ont osé parler des maux du présent, de la manière d'en sortir, des rapports avec la diaspora cubaine qui aide les familles de l'île et contribue ainsi à empêcher l'asphyxie de l'économie intérieure, de "démocratisation", d'abstention aux prochaines élections où un seul parti est autorisé, de "transition". La démocratisation ? Pourquoi, puisque le système du pouvoir populaire est le plus démocratique du monde ? L'abstention - et pis encore écrire "non" sur le bulletin - est qualifiée d'"infamie". La transition est un mot tabou, Cuba est et restera socialiste. » « Les quelques journalistes "libres" qui tentent de survivre sans statut, les personnes connues pour leurs positions critiques, convoquées à plusieurs reprises par les "organes" de l'État, sentent planer de nouveau la menace des actos de repudios, manifestations "spontanées" et violentes de "réprobation" contre leur trahison. » Ce sont ces actos de repudios qu’ont subis les dames en blanc, abondamment calomniées par nos castrophiles français !
La troisième mort du Che
Les conclusions de François Maspero sont implacables : « Fidel a déterré le cadavre de Che Guevara pour l'embaumer. […] l'image du Che rapporte autant sinon plus de dollars que le soleil, les plages, les cigares et la salsa (laquelle, en outre, n'a jamais été une musique cubaine). Le Che a été tué deux fois : la première, politiquement, quand il a dû quitter ses responsabilités à Cuba "pour d'autres terres du monde" en 1965 ; la seconde, physiquement, en Bolivie, en 1967. Aujourd'hui, c'est sa troisième mort. »
« Ce peuple est pris en tenaille entre le blocus américain qui l'étrangle et l'impéritie ou la folie des grandeurs de la classe dirigeante. Il est partagé entre la fascination pour le dollar et la crainte de perdre ce minimum que l'État paternaliste lui garantit sous le nom de "conquêtes de la Révolution", tant sur le plan matériel que social et culturel. Un minimum qui, dans des pays voisins, il faut toujours le rappeler, n'existe pas. »
Source : Une série de 6 articles dans Le Monde à partir du 6 juillet 1999
* Heberto Padilla, poète cubain, avait, avec son épouse, soutenu le Révolution ; mais son ouvrage Fuera del Juego ayant été jugé critique envers le régime, il dut faire son autocritique dans la grande tradition stalinienne. Il fut emprisonné de 1971 à 1980. Son procès provoqua la colère de nombreux intellectuels, dont Sartre et Cortazar, à l’encontre du régime castriste.
N.B. L'article Quand Mélenchon boycotte le Prix Sakharov m'a valu de recevoir, en courriel, un article pro Mélenchon et encore plus pro-castriste mettant en cause les "droitsdelhommistes" et pratiquant les grossiers amalgames auxquels nous avait déjà habitués le "petit père des peuples" : après Rigway la peste, c'est Obama la peste et soutenir les dissidents cubains, c'est évidemment défendre la politique israëlienne, Guantanamo, l'Arabie Saoudite (ce qui n'empêche pas l'auteur de ce poulet de prétendre qu'il soutient "les cubains qui luttent pour plus de démocratie" (sauf ceux qui reçoivent le Prix Sakharov).
François Maspero - que j'ai eu la chance de rencontrer quand il a édité L'école en lutte que j'avais écrit pour le Sgen-CFDT - a fait partie de ceux qui ont adhéré à cette révolution des jeunes "barbudos" ; il a été de nombreuses fois à Cuba ; ce reportage dans un Cuba qu'il a, à nouveau, parcouru pendant un mois est une description d'une situation qui ne s'est probablement pas améliorée depuis 11 ans.
A lire : la préface à « Ruptures à Cuba le castrisme en crise » de Janette Habel (écrite en 1989, moins sévère que les articles du Monde).
Voir aussi Habel Janette, « Le castrisme après Fidel Castro. Une répétition générale », Mouvements, 5/2006 (no 47-48), p. 98-108. Les questions qu'elle pose en 2006 restent largement en suspens 10 ans plus tard.
Et un article plus récent, à l'occasion du voyage de F. Hollande à Cuba A Cuba, chevaucher le tigre (avril 2016).
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