Max Aub, un destin emblématique serait-on tenté de dire, si cet emblématique ne faisait cliché. Révélateur en tout cas, d’un pan peu glorieux, donc peu connu, de notre histoire : celui des camps dits de « séjour surveillé », en Afrique du Nord, pendant la seconde guerre mondiale. En fait, des camps de concentration !
C’est donc un nouvel épisode de MLF (« Mes lectures favorites ») qui tranche sur les précédents, puisqu’il nous invite et à nous pencher sur le destin de républicains espagnols victimes de l’état français et à découvrir, avec un recueil de poèmes original, un écrivain aux talents multiples, Max Aub.
Il y a quelques années, j’avais beaucoup apprécié Variations sur thème mexicain de l’exilé espagnol Luis Cernuda, en édition bilingue, séduite par la traduction sobre, sensible et fluide de Bernard Sicot.
D’un séjour récent et éminemment sympathique chez les Sicot-Dominguez, je suis revenue avec une musette … contenant des livres offerts par l’ami de plus de quarante ans : Journal de Djelfa de Max Aub, écrit sous forme de poèmes dans ce camp d’Algérie où l’auteur espagnol fut interné de novembre 1941 à mai 1942, traduit par Bernard Sicot, et Sables d’exil, rédigé par des historiens et des hispanistes de l’Université de Nanterre, qui fait le point sur les Républicains espagnols internés au Maghreb après 1939.
Lorsque j’enseignais l’histoire en 3ème et que la guerre d’Espagne était encore au programme, je ne manquais pas de mentionner les camps qui ont regroupé les réfugiés républicains en France après la «Retirada» : 500 000 personnes qui franchissent la frontière en quelques mois, ce n’est tout de même pas un détail de l’histoire ! Mais j’aurais été bien en peine d’évoquer les camps français au Maghreb puisque j’en ignorais jusqu’à l’existence aussi ai-je d’abord ouvert Sables d’exil pensant me limiter au départ à la contribution de Bernard Sicot, axée sur le camp de Djelfa, pour aborder plus aisément le recueil de Max Aub. J’ai été tellement saisie par ce que j’y ai découvert que j’ai poursuivi par l’apport d’Andrée Bachoud (dont j’avais lu Franco il y a une dizaine d’années) et je n’ai finalement plus lâché ce livre qui « éclaire une page obscure de notre histoire » (ces milliers de réfugiés du Levante espagnol qui rejoignent le Maghreb dans des conditions tragiques et à qui le gouvernement Daladier, par impréparation, puis celui de Vichy, par conviction, réservent un accueil sordide) l’éditeur précisant qu’il s’agit du premier ouvrage publié sur ce thème. MERCI à toute cette équipe d’avoir osé soulever ce sujet après tant d’années (la pudeur sur nos bassesses doit faire partie de notre identité nationale…) !
J’étais donc un peu moins ignare en ouvrant Journal de Djelfa de Max Aub. L’auteur est né à Paris en 1903 d’une mère française et d’un père allemand d’origine juive, tous deux libres-penseurs. Il deviendra espagnol parce que la famille quitte en catastrophe la France pour l’Espagne au moment de la «Grande Guerre» et, comme en France, il sera scolarisé dans des établissements laïcs, fréquente ensuite les milieux littéraires avant-gardistes et commence à publier. Il adhère au PSOE et retrouve Paris en 1937 comme attaché culturel de l’ambassade de la République d’Espagne. De retour en Espagne, il collabore avec Malraux* pour le film Sierra de Teruel / L’espoir mais doit fuir la Catalogne fin janvier 1939 pour s’exiler à Paris quand les troupes franquistes s’emparent de Barcelone.
Dénoncé en février 1940 comme allemand, israélite et communiste notoire ( ! ) il va connaître les rigueurs du sinistre camp répressif pour étrangers suspects du Vernet d’Ariège puis fin novembre 1941, le camp algérien de Djelfa, à 300 km d’Alger, où les autorités françaises déportent ceux qui sont jugés indésirables en métropole (officiellement : Centre de Séjour Surveillé, 8ème régiment de travailleurs étrangers). C’est là, aux lisières de l’Algérie saharienne, sur les Hauts-Plateaux de l’Atlas où les conditions climatiques sont extrêmes, l’hébergement, l’hygiène, la nourriture, les soins réduits à quasi rien, où le mitard est infâme et où les responsables français du camp sont d’une innommable abjection que le prisonnier Aub rédige clandestinement Journal de Djelfa. Journal parce que chaque texte est scrupuleusement daté entre décembre 1941 et mai 1942 mais journal d’une facture un peu particulière puisqu’il se présente sous forme de poèmes :
« Lorsque au camp, j’ai essayé d’écrire le plus simplement possible ce qui se passait, c’est en vers que cela m’est venu…
…Poésie primitive, poésie obligée, poésie forcément. »
Poésie qui est en effet l’expression littéraire primale dans l’histoire de l’humanité.
Poésie qui, au contraire d’un classique journal, permet de sélectionner des thèmes, (voire de les accommoder) pour qu’ils acquièrent plus de vigueur.
Poésie qui autorise aussi le partage puisque Max Aub lisait en secret ses poèmes à ses codétenus.
Poésie dont l’expression est souvent inhabituelle, d’une crudité et d’une brutalité inouïes pour dire la rage devant une mort injuste :
« Ca y est, tu pues, Julien Castille…
Raide définitivement…
…
on pue de la même manière
que l’on soit mort le ventre plein,
mon vieux révolutionnaire,
ou ainsi que toi, mort de faim…
…
Ca y est tu pues, Julien Castille,
mais ils t’ont tué, tu n’es pas mort,
que crève celui qui créa
ce bagne d’Afrique du Nord »
ou pour fustiger ses geôliers-bourreaux ( qui n’hésitaient pas à tirer des profits financiers du travail imposé aux détenus, qui maniaient l’arbitraire avec sadisme et pour qui finalement la Justice fut bien clémente…) :
« Comment veux-tu que je t’oublie,
toi, Gravelle, vrai fils de pute,
fiel sillonné de vinaigre,
de la tête aux pieds, brute pure »
Cette colère est très efficace dans la dénonciation et elle a dû l’être aussi pour résister aux conditions de l’enfermement, à la déchéance, au désespoir en une violente manifestation de vie.
L’expression est bien plus modérée dans d’autres textes empreints de nostalgie (Souvenir de Barcelone), de tendresse (Aubes poème dédié à sa fille) ou de fraternité avec les Arabes quand dans Paysage il souligne leur proximité, leurs similitudes avec les Espagnols, leur présent destin commun de soumission sous la même férule, le même espoir d’un jour secouer le joug. (Aub soutiendra plus tard leur combat contre le colonisateur). A plusieurs reprises, il évoque la solidarité des Arabes qui se manifeste à la dérobée, comme dans Toute une histoire :
« D’un geste furtif, l’Arabe
lui tend un pain en passant.
- Moi bien savoir. Grande faim. »
Aub quittera Djelfa en mai 1942 grâce à la ténacité du consul général du Mexique en France et sans doute aussi à la complicité d’un commissaire de police gaulliste en poste à Casablanca d’où il rejoindra Mexico pour un exil définitif. Il y publiera en 1944 une première édition de Diario de Djelfa qui sera suivie de nombreuses autres productions. Précisons qu’il ne reverra l’Espagne qu’en 1969. Quant à la France, elle lui refuse une autorisation de séjour en 1951 (pour cause de non-remise à jour des fichiers datant de l’Occupation !) interdiction levée en 1958, la présence d’André Malraux au ministère de la culture ayant sans doute été déterminante… Cet écrivain des exils mourra dans la capitale mexicaine en 1972.
Il fallait tout à la fois un sacré culot et une belle dose d’humilité pour entreprendre la traduction de Diario de Djelfa.
Du culot pour nous révéler une œuvre militante qui ne fait pas la part belle aux Français mais aussi parce que Max Aub utilise toute une palette de formes poétiques, dont certaines propres à la littérature castillane et pas évidentes à restituer dans une autre langue.
De l’humilité (assortie de patience) pour respecter la métrique, les assonances, les allitérations présentes dans l’original tout en restant au plus près du texte ou pour consulter les archives (notamment au Centre des Archives d’Outre Mer à Aix-en- Provence) afin de croiser les informations que B. Sicot nous livre dans son étude préliminaire et dans ses notes. L’édition bilingue permet à ceux qui pratiquent un peu la langue de Cervantes de mesurer le remarquable travail qu’il a accompli. Les autres pourront découvrir une forme de poésie inédite liée à une histoire pas si lointaine et qui fait œuvre de mémoire.
Sachant que l’ami Sicot, homme sérieux s’il en est dans son travail d’universitaire, ne dédaigne pas pour autant la plaisanterie, je lui adresse donc, en plus de mes bravos, un sincère « MERCI BERNARD ! »
Sables d’exil ( Numéro spécial de : Exils et migrations ibériques au XX e siècle)
Journal de Djelfa (Max Aub, traduit de l’espagnol par Bernard Sicot, édition bilingue, mare nostrum)
Bernard Sicot, agrégé d’espagnol, a été notamment Directeur de l’Alliance Française en Argentine, en Colombie, Attaché culturel de l’ambassade de France à Madrid, mais surtout Directeur de l’Alliance Française au Mexique.
Le Mexique fut, en effet, le refuge de nombreux intellectuels espagnols, au lendemain de la guerre d’Espagne. Même si Luis Cernuda - sur lequel portera sa thèse (Quête de Luis Cernuda) et dont il va traduire des poèmes - s’est d’abord réfugié en Amérique du Nord, il vint s’ajouter aux nombreux écrivains de l’exil, dont Max Aub, présents à Mexico.
Rentré en France, B. Sicot devint Professeur des Universités à Paris X (Nanterre) où il a poursuivi un travail de recherche notamment sur l’exil espagnol d’après la guerre civile.
* Quelques images du tournage :
Max Aub est le 2e à partir de la gauche, derrière Malraux.
Max Aub au 1er plan, Malraux filme.
Max Aub, debout au centre avec une cravate.
Pour compléter : EL CEMENTERIO DE DJELFA de Max Aub (1961)
http://www.djelfa.org/camp_des_internes/cimetiere_djelfa.htm
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