Et pas seulement parce qu’ils flirtent avec les 700 pages ou les dépassent :
· UNE FEMME FUYANT L’ANNONCE (de l’Israélien David Grossman)
Il s’agit d’un livre bouleversant où la guerre est sournoisement présente dès le début avec un prologue surréaliste (daté de 1967) puis tout au long du récit avec l’angoisse maternelle d’Ora, les séquelles qui affectent le comportement d’Avram, les stèles funéraires qui jalonnent le parcours des randonneurs, le malaise et/ou la peur qui imprègnent les relations avec les Arabes… Mais Ora, à la fois fragile et volontaire est bien le personnage central du roman. Dans sa jeunesse, elle a formé avec Avram et Ilan un trio fantasque à la Jules et Jim mais après son mariage avec Ilan, elle défendra bec et ongles la cellule familiale (ce qui causera sans doute la lassitude des trois hommes du foyer) tandis que les liens avec Avram, brisé par une terrible épreuve pendant la guerre du Kippour se distendent.
Après la défection de son cadet, Ofer, elle maintient, pour être inaccessible à une annonce funeste le concernant, son projet de randonnée en Galilée et, pour l’accompagner, elle réussit à convaincre-contraindre Avram. Sur le trajet, elle reconstitue oralement et par notes l’histoire familiale (dans le cadre du conflit israélo-arabe). Son cheminement mental est aussi tortueux que le parcours terrestre et laisse peu de place au départ aux interventions de son compagnon de route qu’elle parvient cependant à ré-apprivoiser petit à petit et l’évocation des souvenirs heureux ou malheureux est comme une réplique aux splendeurs et aux tourments des paysages galiléens. C’était par ailleurs une gageure pour l’auteur de privilégier dans ces conditions l’expression d’une sensibilité féminine en évitant l’écueil du pathos. Et c’est une superbe réussite qui fait la part belle à l’amour maternel, à l’ «amourtié » à l’espoir, sans nier la difficulté des rapports humains.
David Grossman a achevé ce roman, commencé en 2003, dans la douleur. Ce militant de la paix a trouvé la force d’en poursuivre l’écriture après l’annonce de la mort de son fils de 20 ans en 2006, dans une opération militaire. Il a confié ensuite dans un entretien :
« Je me sentais comme en exil à l’intérieur de ma propre vie… Le pouvoir de l’écriture, la vitalité de l’écriture m’ont rendu la vie. »
· DANS LA GRANDE NUIT DES TEMPS(Antonio Muñoz Molina)
Toujours difficile d’aborder un roman de Muñoz Molina ! Quand on feuillette rapidement son dernier ouvrage, la quasi-absence de dialogues saute aux yeux. Mais j’ai déjà dit toute l’admiration que j’éprouve pour cet auteur, aussi pas question de se laisser rebuter et mon obstination a été une nouvelle fois récompensée. Ce n’est pourtant pas une œuvre d’un optimisme délirant et même si les dernières pages laissent entrevoir une lueur d’espoir, le roman est marqué par la désillusion et la rupture :
-Après une ascension sociale méritée qui a conduit cet homme d’extraction modeste à d’importantes responsabilités professionnelles à Madrid, Ignacio Abel mesure la vacuité de ses relations conjugales et familiales (à l’exception de son attachement pour ses enfants) et tombe follement amoureux de Judith, une jeune Etatsunienne.
-Parallèlement, côté politique, c’est aussi le désenchantement pour cet adhérent du Parti Socialiste qui ne comprend pas les errements du Frente Popular dont les conséquences sur la vie socio-économique (et sur son travail) sont gravissimes. Il pressent la guerre civile.
Pour redonner un sens à sa vie, il choisit dans l’urgence l’exil aux Etats-Unis où il pourra continuer d’exercer son métier qui le captive et essayer de retrouver Judith, sa passion amoureuse.
Ce rapide canevas ne peut rendre compte de la densité de ce très beau livre. Muñoz Molina y jongle avec le temps : vrai défi, il ne s’écoule que quelques poignées d’heures entre la première et la dernière page mais à travers les retours sur l’itinéraire fragmenté d’Ignacio Abel, on baigne dans l’Espagne pré-franquiste tandis que les espaces géographiques de la Castille puis de Pennsylvanie s’inscrivent magnifiquement dans le parcours de l’architecte. Il jongle avec les points de vue, n’hésitant pas à y impliquer ponctuellement par le JE l’auteur-narrateur. Il jongle avec les personnages réels (qui ancrent le roman dans la réalité historique) et imaginaires dont la complexité fait écho à l’enchevêtrement de la situation politique.
UN ROMAN EXCEPTIONNEL que je recommande vivement !
NB Dans la foulée et concernant la même période à Madrid, j’ai lu BATAILLE DE CHATS (titre original : Riña de gatos, gatos désignant traditionnellement les Madrilènes) d’Eduardo Mendoza. C’est très enlevé, ironique, avec un héros à la Mendoza, un British un peu naïf qui provoque involontairement catastrophe sur catastrophe dans l’atmosphère de la pré-guerre civile mais de mon point de vue Mendoza n’atteint pas ici la très belle réussite que constituait La ville des prodiges.
· A LA TRACE(polar de Deon Meyer)
Trois sujets juxtaposés dans trois parties et réunis dans la quatrième : Deon Meyer rompt avec la technique d’imbrication qui avait emporté mon adhésion dans Le pic du diable (ou encore dans 13 heures) mais c’est palpitant, ça fonctionne parfaitement et, comme pour ne pas déconcerter ses fidèles lecteurs, il leur fait croiser, à côté de nouveaux personnages, de vieilles connaissances comme Matt Joubert et Lemmer.
En plus de la triple intrigue, parfaitement contrôlée, Meyer nous offre un panorama de l’Afrique du Sud postapartheid encore plus ample que dans ses précédents romans. Dans un entretien, il avoue privilégier toujours l’intrigue mais lorsqu’on constate la fluidité avec laquelle il intègre les éléments sociopolitiques et décrit les paysages de l’Afrique du Sud contemporaine, on sent davantage la parenté avec Mankell qu’avec les faiseurs de polars de gare (ch’uis charitable et ne citerai personne).
DEUX GÂTERIES
Nettement moins volumineuses, mais délectables :
· Catégorie roman noir
LES BRUMES DU PASSE(de Leonardo Padura)
J’avais découvert et apprécié l’écrivain cubain avec ADIOS HEMINGWAY. C’est J. Vénuleth (merci à lui !) qui m’a signalé cet excellent roman où j’ai retrouvé Mario Conde ex-flic désabusé mais non dénué de tendresse et d’humour.
C’est un roman d’atmosphère en même temps que d’action : l’enquête est le prétexte d’un va-et-vient surprenant entre La Havane des années cinquante et l’actuelle. Même si la mélancolie pointe à l’évocation des années Batista, le régime n’est pas idéalisé : corruption, mafia, jeux, emprise étatsunienne, prostitution constituent la toile de fond. Quant à la ville actuelle, le tableau n’en est pas flatteur : décrépitude avancée, corruption (encore !) misère, faim, développement des gangs et économie souterraine ; mais il s’agit plus d’un constat affligé que d’une dénonciation et le pessimisme qui s’en dégage est tempéré par la joyeuse fraternité qui anime le Conde et ses comparses (tous finement caractérisés) comme dans ce banquet, où il claque tout le fric qu’il a miraculeusement empoché et que Padura décrit avec une minutie gourmande (on pense évidemment à Montalban ou à Camilleri). La vénération que le flic reconverti porte aux livres accentue encore ce côté épicurien. Il faut souligner aussi le rôle de la musique : les deux parties du livre s’intitulent respectivement Face A : Quitte-moi, Face B : Tu te souviendras de moi, les deux seuls titres enregistrés par la mystérieuse Violeta del Rio dont la lointaine disparition est l’objet de l’enquête de Mario Conde. Notons enfin que Padura manie aussi bien la poésie que la trivialité (dans les moments d’action). Aussi je fais mienne cette déclaration que le Conde adresse dans une semi-inconscience à celui qu’il nomme J.D. (Salinger) :
« Lorsque je te lis, j’ai envie de continuer à te lire »
· Catégorie Polar atypique
MEURTRE AUX POISSONS ROUGES (Camilleri ET Lucarelli)
J’ai d’abord lu la note de l’éditeur avant de me plonger dans ce court roman. Les deux auteurs transalpins, fort populaires dans leur pays (et au-delà) ont réuni leur talent et leurs héros récurrents pour concocter cette enquête réalisée à quatre mains et … à distance ! C’est un petit exploit, chacun faisant assaut d’imagination pour surprendre l’autre … et le lecteur.
Ils font mouche. Bravo !