J’ai découvert Arturo Perez Reverte grâce à Charo, une copine madrilène avec qui j’adorais parler bouquins sur une plage de Tarifa. Elle m’avait dit que les aventures du capitaine Alatriste constituaient une lecture idéale sur le sable. J’ai suivi son conseil et guetté ensuite les parutions de l’auteur (dont François Maspero est le traducteur quasi attitré et savoureux). Son dernier ouvrage, CADIX, OU LA DIAGONALE DU FOU, m’a tenue en haleine pendant quelques soirées.
Il s’agit pourtant d’un roman inclassable tant il mêle les genres :
· Fresque historique puisque le récit se déroule pendant le siège de Cadix (1810-1812) par l’armée napoléonienne. Alors que Ferdinand VII a abdiqué, que Joseph Bonaparte occupe le trône d’Espagne, que les villes du royaume tombent les unes après les autres, Cadix résiste, épaulée par les Anglais (non dépourvus d’arrière-pensées). C’est remarquablement documenté, même si l’auteur précise dans la postface que s’agissant d’un roman, il a pris quelques libertés avec la vérité historique. On apprécie, grâce à une carte régionale et à un plan de ville d’époque de pouvoir localiser précisément les événements.
· Chronique de guerre que l’on suit tant du côté des assiégés -qui ne sont pas à l’abri des bombardements des «gabachos»** malgré leurs puissantes murailles mais qui font face avec détermination ou fatalisme, en ne dédaignant pas les petits trafics- que du côté de l’armée impériale –bien plus misérable que la population gaditane et que Perez Reverte, fort de son expérience de grand reporter de guerre, décrit avec un réalisme parfois très cru comme dans la sinistre exécution de prétendus déserteurs.
· Tableau très vivant de la société gaditane de l’époque dominée par une bourgeoisie entreprenante, enrichie par le commerce avec les colonies (mais les menaces d’indépendance commencent à poindre) instruite (même les filles !) ouverte (mais respectueuse de certains codes) et dont l’empreinte sur la ville constituait une exception dans une Espagne figée entre la monarchie absolue et l’Eglise omniprésente. Cadix, c’est aussi alors des gens de mer, des «émigrés» désœuvrés et souvent ruinés de l’Espagne vaincue et tout un petit peuple coloré qui tente de survivre. S’y ajoute la présence des membres des Cortes qui ont refusé de reconnaître Joseph Bonaparte et qui s’appliquent, piano piano, à rédiger la première constitution espagnole (que Ferdinand VII se hâtera d’enterrer à son retour). Le tout donne l’impression d’une vie grouillante malgré les circonstances.
· Intrigue policière captivante avec les assassinats barbares, répétés et comme rituels de très jeunes filles aux endroits où tombent, intra muros, les bombes des gabachos. Le commissaire local est sur les dents et le lecteur se livre à d’improbables spéculations.
· Intrigue sentimentale avec l’attirance –sans issue- entre la belle et riche propriétaire d’une compagnie maritime et un «corsaire du roi».
· Roman maritime enfin : une partie de l’action se déroule en mer et Perez Reverte puise abondamment dans le vocabulaire spécifique de la navigation : là, j’ai dû m’accrocher ! Mais lorsqu’il décrit la cité portuaire lumineuse ou tourmentée, c’est un régal.
Les principaux protagonistes sont remarquablement campés, qu’il s’agisse du commissaire Tizon, professionnel méthodique mais peu scrupuleux, passionné d’échecs et dont le cynisme fait frémir, de Lolita Palma, femme de tête et d’affaires qui devient dame de cœur sans perdre de vue ses intérêts, de Lobo le corsaire ombrageux, conscient de ses modestes origines mais aussi de sa compétence, du capitaine d’artillerie français, un original selon sa hiérarchie, bien plus soucieux du calcul de la trajectoire de ses projectiles que de son avancement, du taxidermiste minutieux, admirateur des «Lumières» ou du saunier, résistant par patriotisme mais aussi par intérêt.
Ces intrigues et ces destinées vont bien sûr se croiser grâce au brio de l’auteur dont la construction narrative maîtrisée ménage le suspense tout au long des 750 pages. Le plaisir de la lecture est encore accru pour ceux qui ont déjà apprécié Perez Reverte par les résonances qui évoquent des œuvres antérieures :
· Le tableau du maître flamand pour la symbolique du jeu d’échecs.
· La reine du Sud pour le personnage de femme forte et déterminée.
· Le cimetière des bateaux sans nom pour les épisodes de navigation.
· Un jour de colère et Le Hussard pour l’expédition napoléonienne.
Une épopée brillante, foisonnante et érudite donc où, à travers les multiples péripéties, la belle et rebelle cité andalouse s’impose comme l’héroïne du récit, même si, au final, la retraite pitoyable des gabachos sonne paradoxalement le glas de sa splendeur.
Cadix, ou la diagonale du fou Arturo Perez Reverte, traduit par F. Maspero, Seuil
* Formule empruntée à feu Michel Crépeau qui qualifiait ainsi La Rochelle…
** Terme péjoratif pour désigner les Français.