Eric Fischl est souvent défini comme le peintre d’une classe moyenne étatsunienne banlieusarde, ou plutôt, comme ils disent, suburbaine. Vaste maison, gazon, piscine, intérieur aisé, rien du pavillon avec jardin étriqué. Une classe moyenne blanche – à une ou deux exceptions près – mais très post woodstock, pratiquant un nudisme sans érotisme. Et surtout, une atmosphère pesante et parfois plus que trouble.
Dans sa biographie (sur son site) Fischl indique qu’il a grandi en banlieue avec en arrière-plan l’alcoolisme familial dans un milieu au provincialisme étroit où il fallait sauver la face. Un fossé donc entre ce qui était vécu dans le foyer et l’image qu’il fallait afficher à l’extérieur.
S’il est avant tout le peintre du suburban, de la banlieue à l’étatsunienne, il a cependant vagabondé hors des USA. Ainsi les arènes de Ronda, lieu de naissance de la corrida, lui ont inspiré une série de toiles. Et certaines images de plage viennent de photos prises à Saint-Tropez.
Car comme Teddy Rodgers, il travaille beaucoup sur photos. Mais, en caricaturant, Rodgers avec sa jeunesse dorée est un peu le peintre des héritiers décadents de l’élite vouée aux gémonies par le milliardaire Trump, tandis qu’Eric Fischl, lui, peindrait une population moins huppée, plus péquenaude, plus proche donc de l’électorat que l’on prête à Trump.
Sauf que, si les jeunes blasés de Rodgers, ont l’air d’attendre que champagne et sans doute ligne de coke fassent leur effet pour se lancer dans une partouze, pardon partie fine, les personnages de Fischl, aux mœurs sans doute plus rustiques – les plaisirs du barbecue plutôt que les cocktails mondains – semblent tout aussi étrangers les uns aux autres.
Fischl, né en 1948, a grandi dans la banlieue de Long Island, dans l’Etat de New-York, coin typique d’une ‘Amérique’ bourgeoise, patriote et puritaine. Sa famille ayant migré à Phoenix, en Arizona, où ses parents se sont installés en 1967, il y commence ses études d’art. Il part ensuite étudier au California Institute of Art où il obtient son diplôme en 1972. Ses expériences de jeunesse le marqueront à jamais.
Il erre quelques temps à Chicago où il travaille comme gardien de musée. En 1974, il déménage à Halifax en Nouvelle-Ecosse où il enseigne la peinture au Nova Scotia College of Art and Design. Il regagne New-York en 1978.
Et quand il peint ses adolescents pratiquant masturbation et voyeurisme, on ne peut se défendre d’y voir comme un écho de sa propre adolescence. Car pour Fischl sa mère doit continuer de hanter son subconscient. Belle, mais dépressive, alcoolique, créative contrecarrée, sujette à des crises de rage violente où elle injuriait mari et enfants. Birthday-boy ou Bad boy* reflètent sans doute des souvenirs adolescents d’une mère qui se promenait nue dans et autour de la maison. Elle fut un jour ramenée par la police qui l’avait trouvée courant nue dans les rues de Long Island. Mère qui finira, après avoir menacé pendant des années de se tuer, par se suicider en jetant sa voiture contre un arbre.
« Bad boy » scène oedipienne ? En tout cas, c’est le titre de son livre autobiographique.
Sur, un lit aux draps bleuâtres froissés, éclairé par un store à lamelles, une femme nue, s’étend, et jambes ouvertes, semble prendre un pied dans sa main. Elle ne paraît pas avoir conscience de la présence d’un jeune voyeur – son fils ? – dans l’ombre, appuyé sur une commode, qui reluque sa toison offerte au regard. Tout en la matant le garçon lance une main derrière son dos pour atteindre un sac-à-main dont l’ouverture a une forme suggestive (un commentateur prétend que le sac-à-main se disait pussa en vieil anglais, mot qui aurait donné purse mais aussi pussy, la chatte chère à Trump). S’ajoute une nature morte, représentant pommes et bananes, au symbolisme appuyé !
La chaleur pèse sur le rivage. Le balcon surplombe une route côtière bordée de palmiers et une plage avec des vacanciers prenant le soleil. Malgré le vue exposée, une jeune femme est nue sur ce balcon, des sandales au pied, et un sac fourre-tout au bout du bras. Deux chiens la regardent attentivement et elle semble leur dire « Prenez bien soin des lieux jusqu’à mon retour ».
Sur la vue suivante, deux ados sont sur le même balcon. La jeune fille, nue, slip de bain aux pieds et le garçon juste vêtu d’un T-shirt noir, la touche timidement, tout en exhibant un gentil sexe érigé. L’une est rousse, l’autre est brun, comme si les deux chiens – roux et noir – du tableau de droite s’étaient, par magie, transformés en adolescents se livrant à des rites de la pubescence.
Le titre, faut-il le rappeler, est «Dog days ».
Piscine ou plage, celle de Saint-Tropez ou celles de la côte Est des Etats-Unis, travail fait le plus souvent à partir de ses propres photos, vont servir de cadre à de nombreux tableaux. Avec, comme dans « dog days » la présence canine fréquente. Et plutôt que du naturisme, du nudisme souvent épisodique, vues les traces de maillot.
Ce commencement de la fin illustre bien le travail de Fischl. A partir d’une photo sursaturée, au cadrage insolite – tête d’homme au 1er plan à droite et pied isolé à gauche - une femme de dos en monokini, un gosse qui joue un ciel désespérément bleu, et voiliers, il recompose son tableau. Le cadrage subsiste, mais le pied devient paire, les voiliers disparaissent, la femme de dos est nue et la position de ses bras est ambiguë, et le gosse a laissé place à un autre nudiste cadré en contre-bas de la plage, entre ses jambes, comme stoppé dans sa marche par le spectacle invisible qu’elle lui donne. De quoi nourrir l’imagination.
La parade – extraite d’une série intitulée Scènes du dernier paradis – est aussi visiblement tirée de photos tropéziennes, comme cette séquence photoshoppée de quasi affrontement de deux groupes avançant l’un vers l’autre.
Eric Fischl est un adepte des séries, ainsi de celle intitulée Le lit et le le siège (The bed, the chair) dont le tableau placé en premier est titré The philosopher chair. Chambre d’un hôtel de passe où des couples se succèdent ? Mais la même incommunicabilité règne entre les personnages…
Encore plus mystérieuse est la série Travel of Romance. Cette série en cinq épisodes, le voyage de Romance, représente des moments au cours d’une journée. Le premier, le seul avec deux personnages est le plus dérangeant, l’homme noir semblant esquisser un geste (caresse ?), la femme semblant ne même pas percevoir sa présence à quelques centimètres. Les quatre autres tableaux n’offrent plus dans des pièces aux décors changeants, comme pour marquer le voyage, qu’une femme seule, qui finit prostrée sur le sol. Fischl présente cette série comme la recherche vaine d’un objet indéfini « Ce qu’elle cherchait n’était-ce pas ce qu’elle a enfin accepté, qui était sa solitude ».
Un critique voit dans le traitement de la peinture comme un rappel de tableaux de Diego Velázquez ou d’Edouard Manet.
Photographe, peintre, Eric Fischl est aussi sculpteur.
Son œuvre la plus marquante est certainement Tumbling Woman, conçue en hommage aux victimes du 11 septembre, mais qui fut totalement incomprise par une partie – trumpienne avant l’heure – du public, si bien qu’elle fut retirée d’une exposition.
« Pour nommer [la sculpture], j’ai choisi le mot “tumbling” (“qui chute”) et non “falling” (“qui tombe”) parce que je voulais communiquer une impression de mouvement latéral […] l’impression que nous bougeons, que nous allons dans une direction donnée, mais sans en décider », explique Fischl « Je cherchais à exprimer le sentiment de vulnérabilité qui nous saisit quand on perd l’équilibre, qu’on ne touche plus à la terre ferme, qu’on est sans assises. J’ai aussi décidé d’en faire une femme au lieu d’un homme parce que d’après moi, dans une perspective historique et culturelle, la femme est toujours un symbole de vulnérabilité, d’instinct nourricier et de sollicitude. »
Eric Fischl est marié avec April Gornik, peintre également, mais qui se consacre aux paysages.
Alors la peinture d'une middle class trumpienne ?
En tout cas il est peu probable que les tableaux de Fischl ornent les prétentieux intérieurs, au mauvais goût kitschissime, de l'affairiste, devenu président des Etats-Unis !
* Cet ado confronté à une femme mûre peut évoquer des séquences de Ken Park de Larry Clark ; le côté oedipien présumé, avec une mère perturbée, évoquerait plutôt Leigh Ledare
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