"Je file pour l'instant un amour platonico-culinaire, j'entrecoupe chaque bouchée par un madrigal, et j'effeuille une marguerite entre deux verres de bordeaux; on tient à ce que les qualités physiques du gendre ne soient pas détériorées et on le soigne, le gendre-bohême se laisse pousser des rubis sur le nez, et tout le monde est content. Voilà ce que j'appelle la vie de château". Voilà ce qu’écrivait, en 1854, trois ans avant son mariage, Félicien Rops.
Il était né le 7 juillet 1833 à Namur. Et c’est à l’Université libre de Bruxelles qu’il rencontrera Charlotte Polet de Faveaux, sa future épouse. Censé y faire du Droit, il se plonge dans la bohême étudiante et artistique. Dès 1851, Rops fait partie de la Société des Joyeux, et devient aussi un membre actif du cercle des Crocodiles, joyeuse bande d'étudiants qui se retrouvent au Trou, célèbre estaminet . Elle édite Le Crocodile, journal des Loustics, que Rops illustre d’une lithographie chaque semaine. En 1856, il fonde son propre journal : L'Uylenspiegel, journal des ébats artistiques et littéraires.
Et c’est donc en juillet 1857 qu’il convole avec sa Charlotte. Elle va hériter d’un oncle du Château de Thozée. Félicien y accueille des amis, dont Baudelaire.
Une vie privée qui tient du vaudeville !
Mais il va délaisser l’épouse pour des séjours parisiens de plus en plus longs.
Rocambolesque comédie que celle que va jouer Alice Renaux, une cantatrice belge, conquête de Félicien : ayant appris qu’il avait non seulement une épouse légitime mais aussi des amours parisiennes, elle se rend au Château de Thozée pour faire une scène furieuse à… Charlotte, la femme trompée !
L’artiste est en effet bigame de fait puisque deux sœurs, Léontine et Aurélie Duluc, jeunes couturières, lui vouent une commune passion, signant les lettres qu’elles lui envoient d’Aureléon ! Il fera à chacune un enfant, après en avoir fait deux à sa femme. "Elles ont apporté dans ma vie, charme, consolation, gaieté rayonnante, bonne humeur, belle santé physique, elles m'ont rendu meilleur, positivement, par leur honnêteté simple et pénétrante."
Alice Renaux sera, si l’on peut dire, la goutte d’eau qui fera déborder le vase de patience de Charlotte, puisqu’elle demandera la séparation de corps d’avec l’infidèle. Mais Rops n’en aura pas fini avec sa cantatrice, puisque l’avocat du mari cocu se servira des lettres qu’il a envoyées à la dame lors du procès en divorce !
L’artiste lui trouve à Paris "une vie artistique vivace et vibrante, la vraie vie moderne qui crie, rit, s'amuse, se tue, étale au soleil ses dorures et ses haillons, ses joies et ses douleurs, avec sa physionomie nerveuse et surmenée, qui n'appartient à aucune autre".
Cependant il nuance : "il faut traîter Paris comme une maîtresse ardente et aller de temps à autre se remettre au vert, en plein bois". "La mer et les bois sont pour moi les grands consolateurs, les apaisants. Vis à vis d'eux l'on sent le côté transitoire, fugace et fragile de toutes les douleurs, et ils ont de mystérieuses paroles qui endorment et calment".
Ainsi ira-t-il en Suède, en Hongrie – il prétend que sa famille a des racines magyares – en Espagne, en Afrique du Nord, aux Etats-Unis avec les sœurs Duluc…
Le caricaturiste devient aussi un prolifique illustrateur, complice notamment de l'éditeur le plus osé du moment, Auguste Poulet-Malassis.
Il est aussi le peintre "de Parisiennes, des folles, des sombres, des étranges, des squelettables; je les ai fait poser, mais comme j'enrage de ne pas encore avoir assez de talent pour bien les rendre, ces terribles filles".
Comme sa Buveuse d'Absinthe, "une fille appelée Joliet qui arrivait tous les soirs, ivre au Bal Bullier et qui regardait avec des yeux de mourante galvanisée. Je l'ai fait poser et j'ai tâché de rendre ce que je voyais (...) la vie, tâcher de rendre la vie, et c'est assez rude "
"Mais ce sont les jeunes femmes, écrit Rops à Poulet-Malassis, qui sont formidables ! En voilà qui ont laissé toute espérance; des fatiguées et des rassasiées, la vie leur a charrié de rudes émotions, tout cela a laissé sa trace sur les fronts et sur les bouches en rides et en maculatures sinistres, et ce splendide maquillage qui jette de chaudes lueurs sur tout cela, c'est réellement très beau à faire pour un peintre, mais il faut avoir un outil -comme Baudelaire, il a saisi, lui "
Pas de meilleur commentateur de son œuvre que lui : "Ma Pornocratie est faite. Ce dessin me ravit. Je voudrais te faire voir cette belle fille nue chaussée, gantée et coiffée de noir, soie, peau et velours, et, les yeux bandés, se promenant sur une frise de marbre, conduite par un cochon à "queue d'or" à travers un ciel bleu. Trois amours - les amours anciens - disparaissent en pleurant (...) J'ai fait cela en quatre jours dans un salon de satin bleu, dans un appartement surchauffé, plein d'odeurs, où l'opopanax et le cyclamen me donnaient une petite fièvre salutaire à la production et même à la reproduction". Lettre de Félicien Rops à H. Liesse, 1879.
D’une facture proche, cette incantation et cette tentation de Saint-Antoine (avec toujours les deux versions).
Son œuvre peut tourner au fantastique.
Le diable s’invite, bien sûr, dans ses dessins (et prend parfois ses traits).
Avec le diable, les sorcières !
La veine anticléricale apparaît tôt, avec notamment cet enterrement en pays Wallon.
" J'étais à Namur (...) En chemin, je rencontre un enterrement. J'ai toujours eu un faible pour les enterrements. C'était un enterrement triste celui-là, c'est rare. Derrière le cercueil (...) suivait un petit garçon blond, de ce blond fade né des cours de récréation sans air et des verbes copiés 10 fois en punition d'un sourire. C'était lui le pauvret qui menait le deuil, avec son petit nez rouge et de grosses larmes à travers les cils. A ses côtés, digne et protectant, ambulait un monsieur, le "mon oncle" ou le tuteur légal (...) Un gris curé goutteux, avec les bras tombant sur les boucles de ses souliers, deux prêtre psalmodiant lugubrement grotesques, encore enluminés par la digestion dérangée, un bedeau avec de l'ouate dans ses oreilles, deux membres mâle et femelle de quelque congrégation, un enfant de choeur et un chien, c'est tout (...) L'enfant de choeur pendant les derniers oremus, aspergeait le chien (…) Cela m'a plu. Je l'ai dessiné sur une grande pierre lithographique, et voilà ! "
Il vouera un culte particulier à Sainte Thérèse dont il dessinera l’épectase à plusieurs reprises, ainsi que sa mort, mais aussi à Marie-Madeleine.
« Je tâche tout bêtement et tout simplement de rendre ce que je sens avec mes nerfs et ce que je vois avec mes yeux, c'est là toute ma théorie artistique. J'ai encore un autre entêtement, c'est celui de vouloir peindre des scènes et des types de ce XIXe siècle, que je trouve très curieux et très intéressant; les femmes y sont aussi belles qu'à n'importe quelle époque, et les hommes sont toujours les mêmes. De plus, l'amour des jouissances brutales, les préoccupations d'argent, les intérêts mesquins, ont collé sur la plupart des faces de nos contemporains un masque sinistre où l'instinct de la perversité, dont parle Edgar Poe, se lit en lettres majuscules ; tout cela me semble assez amusant et assez caractérisé pour que les artistes de bonne volonté tâchent de rendre la physionomie de leur temps. »
Le musée de Namur lui consacre un dossier pédagogique ; à lire aussi : Félicien Rops : la médecine, les médecins et ses maladies (format *.pdf)
Musique ENIGMA "Principle of the Lust" (pour avoir le son cliquer sur le symbole en bas à droite)Vidéo à agrandir pour bien voir les oeuvres de F. Rops
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