Entre deux voyages, j’ai pu assister à la dernière transmission de la saison de « La grande librairie » et c’est l’enthousiasme d’un libraire qui y participait qui m’a convaincue d’acquérir Le polygame solitaire de Brady Udall ( d’origine mormone).
Plus de sept cents pages en compagnie d’une famille de mormons de l’Utah, adepte en toute illégalité du « mariage plural » ça peut paraître au premier abord rébarbatif et , de surcroît, un peu suspect. On est vite rassuré : le rythme est échevelé et le quotidien de cette extravagante famille de 33 membres (un tableau préliminaire aide à les identifier) ne constitue en rien une apologie de la polygamie
Golden Richards, le père, brave géant quadragénaire, est mormon et polygame par hasard mais très apprécié de sa hiérarchie religieuse qui a détecté chez lui un être influençable. Comme son entreprise de bâtiment n’est plus très florissante, il est obligé d’accepter des chantiers fort éloignés de ses domiciles familiaux (Vieille maison, Grande Maison et Petite Maison) qu’il regagne irrégulièrement, épuisé, pour y retrouver des épouses et une marmaille au bord de l’explosion. Sa redoutable passivité lui sert de cuirasse mais non content de cumuler tous ces soucis , il se crée de nouvelles complications… en tombant amoureux ! Et voilà ce vieil ingénu obligé de ruser maladroitement pour tenter de se dépêtrer de situations rocambolesques, sans grand succès d’ailleurs vu qu’il agit souvent à contretemps.
Comme le reste de la famille, il est enfermé dans le carcan des préceptes religieux auxquels s’ajoutent, pour les enfants, des consignes éducatives (parfois désopilantes). On y déroge en douce, les gamins en se lançant des piques fielleuses, les femmes en maniant la perfidie ou en s’adonnant en catimini à la lecture (prohibée) de romans de la collection Harlequin.
Deux des protagonistes se rebellent cependant plus ouvertement :
· Trish, la quatrième épouse et la plus jeune, en manque d’amour et d’attentions sera tentée par une intrigue extra conjugale puis apostrophera Golden en tête à tête en faisant fi de l’exigence de décisions communautaires..
· Rusty, surtout, « le terroriste de la famille » le garnement pré-ado pour qui la famille est un« filet à singes », son père « le Yeti » et le reste du monde constitué de « trouducs ». Son inconduite, toute relative, lui vaut un transfert expiatoire de la maison maternelle à celle de « tante » Beverley, mère n° 1 et femme à poigne (et seule épouse légitime). Elle impose un isolement et un traitement insupportables à celui qui est seulement en quête d’affection que seul, du point de vue du gamin, le teckel familial bâtard lui accorde et pourtant « le chien puait encore plus de la gueule que lui de pieds ». Pour exister aux yeux d’autrui, il fabriquera une invention… fatale.
Dans cette tribu, personne n’échappe d’ailleurs à la solitude, à commencer par le polygame solitaire qui, paradoxalement, déplore de ne disposer d’aucune intimité :
« De même que les enfants, les… maisons appartiennent en propre et en esprit aux épouses ; le Père n’a pas son mot à dire sur la manière dont elles sont gérées ou meublées, et dans aucune d’elles il n’a un lit, un fauteuil ou un coin à lui ».
Les échanges sont limités, souvent superficiels et traduisent « une résignation empreinte de lassitude ». Pourtant, la solidarité se manifestera au moment de la tragédie familiale et les langues se délieront. Mais passé ce moment et celui des velléités d’incartades, la soumission et la passivité reprennent leurs droits dans la scène finale pour donner l’illusion d’ « une grande famille heureuse ».
Ce roman insolite regorge de rebondissements et de trouvailles tordantes (ah ! l’épisode du chewing-gum ou l’invasion des puces, entre autres) mais la tendresse et la délicatesse sont aussi présentes et Udall utilise des flash-back fort bien venus. Il évite à la fois l’écueil du voyeurisme et celui de la complaisance à l’égard d’un groupe humain peu banal Comme le soulignait le libraire cité plus haut, cela évoque John Irving ! La version française de Michel Lederer est très alerte, alternant avec bonheur un académisme parfaitement adapté au conformisme ambiant et une spontanéité qui cadre bien avec les moments délirants. Quelques erreurs de conjugaison des verbes en « oir » m’ont fait sourciller mais sur une traduction aussi copieuse, on ne va pas chicaner.
Une très bonne lecture pour faire oublier les journées maussades de cet été capricieux !
Le polygame solitaire (Brady Udall Albin Michel 24 €)