C’est peut-être Mario Vargas Llosa qui décrit le mieux comment la disparition du vieux dictateur marque la fin d’un rêve de paradis révolutionnaire qui, sans liberté ni droits de l’Homme, s’est transformé en un enfer. Le totalitarisme cubain est-il, comme la misère chantée par Aznavour, moins pénible au soleil tropical ?
Mario Vargas Llosa conte, comment en 1959, la chute de Fulgencio Batista provoqua une explosion de joie chez tous ses amis latino-américains à Paris. Le triomphe de Fidel Castro et des barbudos du Mouvement du 26 juillet leur semblait comme une aventure à la Robin-des-bois. Les justiciers venus de la Sierra Maestra chassaient une dictature corrompue qui avait fait de La Havane le bordel des USA. Nul ne prêtait attention aux exécutions sommaires qui frappaient les suppôts du pouvoir. Le si romantique leader cubain promettait une nouvelle ère de liberté pour son pays et pour toute l’Amérique latine ; et la transformation des casernes en écoles pour les enfants des campagnes paraissait un excellent début.
La crise des missiles mobilisa pour la défense de la Révolution cubaine un large éventail d’intellectuels européens et latino-américains. Vargas Llosa se rend pour la 1ère fois à Cuba pour la RTF (!) et il découvre des avions US qui survolent La Havane et une gigantesque mobilisation populaire pour faire face à une invasion imminente. Mais malgré les chœurs des miliciens invitant Kroutchev à tenir bon ((“Nikita, mariquita, lo que se da no se quita”), USA et URSS mirent fin à la crise, sans que les exigences de Castro – et particulièrement la fin de l’embargo – soient prises en compte. Le résultat fut cependant de mettre l’économie cubaine sous la dépendance de l’aide soviétique et de soviétiser Cuba.
“Nada hay peor en Cuba que ser disidente, escritor y maricón”
Rien n'est pire à Cuba que d'être dissident, écrivain et pédé.
Comme le remarquait ironiquement, l’écrivain cubain Reinaldo Arenas quand il a pris le pouvoir, en 1959, Castro avait trois options : 1) la démocratie, qui lui aurait permis alors de gagner les élections, mais en jouissant d’un pouvoir éphémère et partagé avec l’opposition ; 2) la tyrannie de droite ou classique, qui n’offre jamais une sécurité absolue ni un pouvoir illimité ; 3) la tyrannie communiste, qui, à ce moment-là, outre qu’elle le couvrait de gloire, semblait lui assurer le pouvoir à vie. Habile, Castro a opté pour cette dernière solution.
Les yeux de Vargas Llosa ont commencé à se dessiller quand il a découvert les UMAP—les Unités militaires d’aide à la production— un euphémisme, en fait des camps de concentration où le pouvoir cubain enfermaient, mélangés, dissidents, droits communs et homosexuels. Il apprend donc que des membres d’un groupe littéraire et artistique, dont il connaissait le fondateur, le poète José Mario, y étaient soumis aux travaux forcés. Pour ne pas donner des armes à l’ennemi, il envoie un courrier privé à Fidel Castro.
« Entre 1965 et fin 1967, nous avons été plus de 40 000 personnes dans des camps de concentration isolés, dans la province de Camagüey, soumis aux travaux forcés de 5 heures du matin jusqu’à la tombée de la nuit, sans aucune justification ni explication. J’attends toujours que le gouvernement cubain présente ses excuses.
« J’avais 23 ans, je me suis enfui du campement – 280 camarades emprisonnés sur le même territoire m’ont suivi – et je suis allé à La Havane pour dénoncer l’injustice qu’ils étaient en train de commettre. Le résultat a été qu’on m’a incarcéré pendant deux mois dans la forteresse de La Cabaña. Ensuite, j’ai été dans un camp pénitentiaire encore pire que les UMAP, où je suis resté jusqu’à leur dissolution, à la suite du scandale suscité dans l’opinion internationale.
« L’UMAP n’a pas été un fait isolé. Avant 1966, Cuba s’était aligné définitivement avec la politique soviétique, y compris des procédés staliniens dont ont été victimes des intellectuels, des artistes, des musiciens. D’après l’histoire en vogue, en 1970 commence à Cuba ce qu’on appelle le “quinquennat gris”. Moi je dis que ça a vraiment commencé en 1965 et qu’il s’est agi de plusieurs quinquennats. »
Pablo Milanés (ce chanteur resté fidèle à son idéal révolutionnaire, soutient les présidents équatorien Rafael Correa et bolivien Evo Morales. Mais à son avis, « l’exemple, le plus grand de révolutionnaire en Amérique latine, est José Mujica »).
Hommage au Che poème de Julio Cortazar chanson de Pablo Milanés
En réponse, Vargas Llosa est invité à une rencontre avec Fidel avec une dizaine d’autres écrivains. Son récit est symptomatique de l’égocentrisme à la mesure de la force de la nature qu’était le Líder Máximo. Ce ne fut pas une conversation, car ce n’était pas une personne qui admettait des interlocuteurs, juste des auditeurs (« no era una persona que admitiera interlocutores, sólo oyentes ») ! Pendant 12 heures, de 8 heure du soir à 8 heure du matin, Fidel soliloque. Il conte des anecdotes de la Sierra Maestra, se pose des questions sur le Che qui a disparu dans on ne sait quel pays, reconnaît enfin qu’il y a bien quelques injustices et promet de corriger les UMAP mais tout en se disant agacé d’être interpellé sur ces enfermés (“los enfermitos”) et non sur le sort des petits paysans et de leurs enfants. Vargas Llosa s’est dit impressionné mais pas convaincu.
La rupture définitive vint avec la mise en cause du poète Heberto Padilla. Pour avoir émis des critiques, très nuancées, sur la politique culturelle, cet ardent soutien de la révolution, fut l’objet d’abord d’une campagne de presse violente. Les intellectuels qui appréciaient le poète envoyèrent une lettre, très modérée, de soutien. Résultat, il fut obligé, dans un véritable procès stalinien, de confesser qu’il était un soutien de la CIA et d’accuser ceux qui l’avaient soutenu, y compris sa propre épouse, d’être des agents de l’impérialisme et des ennemis de la révolution.
Vargos Llosa rédigea peu après une lettre co-signée, entre autres, par Jean-Paul Sartre, Carlos Fuentes, Susan Sontag et Alberto Moravia. Ils défendaient l’idée que sans institutions solides, élections et presse libres, sans respect des droits de l’Homme, la dictature ne pouvait que s’installer et les citoyens, devenus sujets, être sous la coupe d’une nomenklatura de privilégiés.
Le procès stalinien de Padilla sera suivi de nombreux autres, et plus sanglants, en particulier ceux du Général Ochoa ou du Colonel de la Guardia.
Le jugement de Vargas Llosa est sévère puisqu’il estime que Castro quitte un pays plus pauvre que celui qu’a laissé Batista en s’enfuyant le 31 décembre 1958 ; il constate aussi que Cuba détient le triste privilège d’être la plus longue dictature qu’a connue le continent américain.
Les défenseurs du castrisme mettent en avant l’éducation et la santé.
Exemple caricatural ce Pascual Serrano qui dans El Jueves, avec un sens du sophisme digne des plus grands casuistes feint de s’interroger sur la démocratie en entamant son propos par « il n’y a pas de démocratie parfaite » ! Aussi imparfaite soit-elle, la démocratie espagnole actuelle et peut-être quelque peu préférable au national-catholicisme franquiste d'hier ? Et il pose des questions aussi absurdes que « Est-il plus démocratique un pays où les enfants meurent de maladies curables fautes de soin qu’un autre où ils sont soignés grâce à un système de santé publique ? ». Dans son propos il oublie d’ailleurs l’autre grande œuvre du régime, l’éducation. En revanche, quand il parle du vivre et du couvert, sans oublier le travail, il feint d’ignorer qu’à Cuba la pénurie alimentaire règne, les logements sont délabrés et le travail au noir règne en maître.
Et la très iconoclaste comparaison entre le dictateur chilien Pinochet et le grand Líder révolutionnaire, menée par María Werlau, rappelle qu’en matière de répression sanglante, même compte tenu de la longueur des dictatures (16 ans pour le chilien qui a quitté le pouvoir après un référendum, 47 ans pour le cubain avant qu’il ne cède les rênes à son frère), Fidel Castro tient largement la tête.
Fidel Castro est un caudillo [chef de clan populiste très présent dans l’histoire latino-américaine] qui résume à lui seul tous les complexes développés par la classe moyenne latino-américaine du XXe siècle : autoritarisme, machisme, populisme, antiaméricanisme. Pareil dictateur ne rougira jamais de comptabiliser cinquante années de pouvoir ; cette longévité, bien au contraire, est un motif de fierté. Le régime politique que dirige Fidel Castro est destiné à se maintenir en tant que citadelle assiégée, un statut qui constitue un alibi permanent pour sa légitimité. Fidel Castro exigera jusqu’à son dernier souffle d’être accepté par Cuba et le reste du monde, d’être reconnu, admiré et imité. Sa soif de légitimité est inextinguible parce que sa volonté de pouvoir ne connaît aucune frontière morale ou idéologique.
Maspero, en 1989, évoquait déjà le caudillisme à propos de Castro.
C’est encore Vargas Llosa qui répond le mieux aux inepties de P. Serrano. Les progrès dans les domaines de l’éducation et de la santé sont sans doute réels (quoique le reportage de Maspero jette quelque doute). Mais ils n’ont pas convaincu les très nombreux cubains qui n’aspirent qu’à s’enfuir aux Etats-Unis. Et la nomenklatura n’ayant plus l’aide soviétique, ni celle de Chavez, doit compter, pour la survie économique de l’île, sur l’argent de l’émigration. Quant à la contagion révolutionnaire en Amérique latine, elle n’a abouti qu’aux massacres des jeunes disciples du Che, à renforcer les dictatures militaires (soutenus par les USA), donc à retarder la démocratisation, aussi imparfaite et fragile soit-elle, de cette Amérique latine.
L’écrivain péruvien a fait partie de cette génération de jeunes persuadés que le pouvoir est au bout du fusil et que la Révolution avec un grand R, comme Romantique, allait rapprocher le ciel de la terre. La cruelle réalité a laissé place à un immense désenchantement. La soviétisation du régime cubain, avec cependant forces adaptations, laisse un pays exsangue. Devant l’échec culturel, social, économique de l’île, une majorité de latino-américains semble comprendre que le seul véritable progrès est que liberté et justice sociale avancent du même pas. Et que sans les droits de l’Homme l'utopique paradis de l’homme nouveau n’est plus qu’un enfer actuel pour l’homme réel.
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