Que les Grecs aillent se faire voir chez eux et que Wall Street s’indigne en s’occupant ! Ce ne sont pas quelques excités altermondialistes qui nous empêcheront de nous réjouir d’une nouvelle progression de la justice et du développement, donc de la véritable modernité. Après le succès mérité de nos collègues tunisiens d’En-Nahda, nos amis marocains du PJD (Parti de la Justice et du Développement, deux nobles causes que Dieu favorise !) viennent de remporter une victoire sans appel aux élections législatives, avec plus de 25 % des députés, grâce à Sa Majesté Mohamed VI (que Dieu la protège !).
Les Frères Musulmans d’Égypte, les plus grands penseurs arabes depuis 1927, vont recevoir enfin le fruit de leurs efforts. Ils ont passé avec discrétion un accord avec les militaires, et recevront une juste part de l’exploitation du canal de Suez, du tourisme à reconstruire et de l’économie de rente, qui sera dynamisée par des fonds qataris et saoudiens gérés par nos fils étudiants en économie à Harvard ou au MIT.
Entre gens de bonne compagnie
Nous laisserons aujourd’hui de côté les cas difficiles de la Syrie et de la Libye. À Damas, nous ne pouvons oublier que la famille Al-Assad a donné des signes de faiblesse laïcarde (comme diraient les comiques français !) avec leur parti Baath quasi-païen et leur origine alaouite, qui sent un peu le fagot, comme aurait dit Jeanne d’Arc, alias Lalla Le Pen. À Tripoli ou Benghazi, nous n’avons jamais pu discuter sérieusement avec ces blédards vendant leur pétrole à n’importe qui et se faisant aider par des missiles de l’OTAN, au lieu de leur louer des bases militaires payables en dollars. Mouammar El-Guaddafi était un peu encombrant et ses simagrées pour planter sa khaïma (1) à côté du château du ridicule émir de l’Élysée-France donnent une image nuisible des affaires entre personnes sérieuses.
Nous sommes des islamistes modérés, selon les ignorants occidentaux, et nous avons de bons rapports avec ce Turc de Recep Erdogan, qui n’est hélas pas arabe, mais cependant sunnite, et montre une sagesse commerciale que nous approuvons. Nous n’avons aucune envie de remplir les mosquées en Europe ou en Afrique du Nord, ni de reconquérir l’Andalousie. Notre doctrine repose sur quelques principes de bon sens.
La vertu et l’honneur
En pays musulman, l’Islam est la seule pensée capable de mettre tout le monde d’accord, volens nolens diraient les Roumis (qu’Allah les étouffe !). Les minorités religieuses seront priées de se taire, puisque nous savons que le kafir (2) Obama ou le cosaque Poutine n’enverront pas leurs djounoud (3) humiliés en Afghanistan. Nous souhaitons donc entretenir de bonnes relations avec chacun, à condition d’être maîtres des esprits chez nous. Nous adhérons à la démocratie libérale selon le Tea Party.
La religion musulmane est le gage de l’équilibre social, et donc des bonnes mœurs. Elle s’appuie sur la tradition, fierté de notre héritage culturel, qui protège la vertu des femmes et l’honneur des hommes. Le respect de cette tradition (qaïda)(4) permettra la justice et le développement dans nos chers pays.
Nous tenons à rassurer les investisseurs, en dehors de nos frères moyen-orientaux déjà acquis. Le libéralisme américain, chinois, russe ou indien, n’a rien à craindre de nous. Nous avons éliminé depuis longtemps toute trace de marxisme dans nos sociétés. Les déchets restants se sont enfuis vers l’Europe. La social-démocratie nous impressionne autant que Mohamed El-Baradeï au Caire. Notre projet politique ne comporte aucun code du travail, la charité coranique et la zakat (5) remplacent avantageusement la Sécurité Sociale mécréante, où n’importe quel étranger peut bénéficier de l’argent des croyants. Nos familles savent depuis des années que seuls les vrais islamistes ont nourri les familles dans les taudis de la dictature. Dieu a voulu qu’elles nous le rendent dans les urnes.
Nous défendrons l’ordre social
Quant à l’ordre social, nous nous y engageons. La notion de syndicat nous est étrangère puisque le Coran n’en parle nulle part. Les partis politiques doivent se plier à Dieu. Les troubles dans la rue sont prévenus par la fidélité à nos valeurs ancestrales et les policiers qui fréquentent la mosquée. Les hommes sont garants de la tradition, mère et filles vaquent à leurs obligations de servantes naturelles. Pour celles qui voudraient se conduire de façon honteuse, habillées comme des prostituées européennes, se marier ou étudier sans accord parental, nous ne prendrons aucune mesure officielle. Nos amis dans les quartiers se chargeront de rappeler à ces chiennes leurs devoirs de Musulmanes, avec vigueur s’il le faut. En cas de plainte par ces dévergondées, la justice absoudrait les serviteurs de la foi. Inutile de proclamer partout la « charia », dont les Occidentaux décadents font si grand cas. La tradition et la colère du peuple suffiront.
Les medias européens ont observé avec naïveté le « printemps arabe », et nous ont aidés en nous nommant révolutionnaires Facebook et Smartphone. Nous avons utilisé ces outils du Chitane (6) et en avons tiré une étiquette d’islamistes « modérés » issus d’urnes transparentes. Des journalistes français nous comparent à une démocratie chrétienne où Angela Merkel et Mariano Rajoy sortiraient d’Al-Azhar (7). Dieu leur a offert ce logiciel aveugle. Nous allons nous en servir. Le droit des femmes au divorce et à l’héritage, au salaire et au logement, à l’éducation et à la santé, l’accès à l’information et à l’enseignement, seront étudiés et régis par nos lois. Nous les proscrirons comme l’alcool, le porc, les vices contre nature et toutes les monstruosités néo-coloniales. Ainsi le veut le peuple indépendant. Les économies mondialisées nous recevront avec plaisir, car nous leur proposerons une main-d’œuvre docile, un ordre social sans faille et des « joint ventures » sans barrière.
Nous ne voulons que la juste rétribution de nos efforts pour que Dieu domine la terre des vrais croyants. Pour sauvegarder cette mission sacrée, rappelons la formule de notre frère Abbassi Madani, créateur du FIS algérien et ardent défenseur d’Allah : « Nous prendrons le pouvoir grâce à vos principes, et nous le garderons grâce aux nôtres ».
Gilbert Dubant
(1) Khaïma :grande tente de nomades.
(2) Kafir : non-musulman, mécréant
(3) Djounoud : pluriel de djoundi, soldat ou milicien
(4) Qaïda : base, fondement. Par extension, tradition.
(5) Zakat : impôt destiné aux pauvres
(6) Chitane : Satan
(7) Al-Azhar : université du Caire en langue arabe, théologie et jurisprudence islamique