Après des textes inconnus de Saint-Simon, la chance a permis que je découvre cette lettre de Madame de Sévigné dans une aile du château de Grignan. Sachant tout l’intérêt que vous portez aux archives historiques comme aux trésors de notre littérature, je suis, cher ami, très heureux de vous redonner la teneur de cet étonnant document.
Votre très dévoué et fidèle ami,
Marie de Rabutin-Chantal, Marquise de Sévigné
à Françoise Marguerite,
Comtesse de Grignan.
Ma chère enfant, vous savez quelle est ma douleur d’être si cruellement séparée de vous et combien tout ce temps que j’endure me dure. J’ai cependant, dans ce malheur, la joie de régaler votre exil de quelques historiettes charmantes, de quelques anecdotes mémorables et de quelques actions éclatantes qui font, à la cour et à la ville, notre ordinaire entretien.
Ainsi, figurez-vous que notre grand Nicolas premier s’en fut, il y a peu de temps, visiter une lointaine ambassade des Indes occidentales. Il y fut reçu avec la pompe et les honneurs qui lui étaient dus. À vrai dire, il ne se rendit en ces terres lointaines que pour un plaisant babillage sur les affaires du monde dont on ignore presque tout dans ces contrées sauvages. Il y séjourne cependant quelques personnes de qualité, venus tenter le sort et chercher fortune en ces lieux inhospitaliers. Ils y fondèrent une honorable assemblée d’agents de change dans un comptoir qui jouit ici de quelque renommée. Songez,en effet, que l’on y produit des lettres de crédit qui remplacent avantageusement l’or qui mûrit à profusion dans les entrailles de cette moderne Cipango. Naturellement, Nicolas séduisit tous ces hardis financiers qui eurent l’heur de l’entendre, et sa faconde habituelle, cet agrément qu’il met, pour notre plus grande joie, dans le moindre de ses propos, encore une fois firent merveille.
Mais, voyez comme les choses sont surprenantes, il dut révéler à ses hôtes qu’il n’était plus le maître de notre Royaume, et qu’une ingrate populace lui avait préféré un Prince batave, venu de Corrézie. La nouvelle, comme vous pouvez le penser, saisit l’assemblée de stupeur. On remercia cependant l’orateur d’avoir si obligeamment payé de son temps pour narrer dans le détail ce funeste événement. Cependant, à cette occasion, Nicolas révéla à nouveau les admirables traits de son caractère, et l’on vit bien que son cœur n’avait conçu nulle rancœur contre les manants qui l’avaient ainsi trahi et qu’il avait supporté cette terrible péripétie avec un courage digne d’un Romain. Modestement, et pour ne pas vexer des personnes qui n’avaient osé espérer sa venue, il accepta, pour prix de son effort, une bourse honnêtement garnie.
Hé bien, ma chère enfant, je n’ose vous le rapporter tant la chose est honteuse, il se trouva quelques méchantes langues pour dénoncer cette si naturelle gracieuseté. Mais ces perfides discoureurs furent vite confondus. Car, dans son insigne générosité, notre bon Nicolas n’avait voulu rien conserver de ce bel argent. Hé oui, ma chère, il avait remis cette providentielle manne à l’œuvre « des petites brioches » à laquelle se consacre, avec une ardeur exemplaire, le Sieur de Copé, Vicomte de Meaux. Cet homme charitable s’emploie, vous le savez sans doute, à secourir certains jeunes chrétiens qui sont régulièrement dépouillés de leurs traditionnelles friandises parce qu’ils dérogeraient aux coutumes infâmes de cruels barbaresques. Oh quel illustre exemple ! Oh quelle grandeur d’âme comme jamais il ne s’en vît depuis Vincent de Paul et sa magnifique confrérie. Car que seraient devenus ces malheureux sans le secours de notre fringant Vicomte ? Et l’on se doute qu’un tel dévouement ne laissa pas d’être vivement apprécié par notre Nicolas. Il se murmure même qu’il se rendrait bientôt, aux côtés de Monsieur de Copé, dans les ilôts mauresques de Saint-Denis et d’Aubervilliers, muni de pleines charrettes de brioches et autres douceurs qui porteraient un peu de réconfort à ces martyrs de la chrétienté. Et, à chaque instant, nous prions pour que ces pauvres gens survivent jusqu’à ce qu’à ce jour béni où seront chassés d notre beau pays ce maudit Prince batave et le triste troupeau de ses courtisans.
Voilà, ma chère enfant, le récit de ces hauts-faits qui réchauffent un peu le cœur d’une mère qui vous aime plus que sa vie.
La signature ne laisse aucun doute sur l’authenticité de cette épistole, mais les injures du temps en ont rendu malheureusement la date totalement indéchiffrable.