Le professeur Alain Bentolila m’a fait parvenir le texte ci-dessous, en m’invitant à le publier. Cette contribution inattendue, après un échange peu amène, n’en est pas moins bienvenue. Puisse-t-elle inviter au débat (commentaires, voire nouvelles contributions) !
La laïcité commença au moment où les hommes décidèrent collectivement d’imposer par le verbe leur pensée au monde ; le jour où, ne se contentant plus de contempler passivement l’œuvre de Dieu, ils se donnèrent l’ambition de l’interpréter, de la transformer et surtout de lui donner un sens par la force partagée du verbe. La laïcité commença à l’aube de la bataille engagée pour découvrir les secrets qu’un dieu jaloux ne voulait pas divulguer, à comprendre « ce qu’il y avait derrière » : derrière la vie, derrière les phénomènes qu’ils percevaient, derrière les apparences. C’est ainsi que les intelligences singulières des hommes, réunies et exaltées par leur langue commune, parvinrent à défaire nœud après nœud l’entremêlement mystérieux des principes de la genèse et de la cohérence du monde. Refusant la fatalité du hic et du nunc, s’élevant ainsi au dessus de son humaine condition, l’homme osa formuler l’universel, l’homme osa dire l’infini. Cette élévation est l’exact opposé de la révélation ; et, parce qu’elle est une conquête et un choix humain, elle impose d’emblée une probité individuelle et collective seule garante de sa valeur scientifique et morale.
La probité de parole
Si la langue donne à l’Homme ce pouvoir considérable de dire ce qu’il croit vrai partout et toujours, elle le laisse seul juge de son contrôle. Le verbe nous offre ainsi autant de pouvoir qu’il nous impose de responsabilité. Son exercice nous oblige d’emblée à nous poser la question de nos droits et de nos devoirs car, à la loi la mieux établie comme à l’allégation la plus infondée et la plus intolérable, la langue prête les mêmes structures, les mêmes mécanismes.
Examinons par exemple l’énoncé du principe ou théorème d’Archimède : « Tout corps plongé dans un liquide subit une poussée verticale dirigée de bas en haut ; elle est égale au poids du fluide déplacé et elle s’applique au centre de gravité de ce corps ».
À l’aide de l’adjectif indéfini « tout », en utilisant le présent de l’indicatif (« subit », « s’applique »), on parvient à poser le caractère universel de ce principe : il vaut aujourd’hui, il valait hier, il vaudra demain ici comme ailleurs. Des moyens linguistiques particuliers nous permettent de l’affirmer sans ambiguïté.
Lisons en parallèle ce que publie en décembre 1944 l’organe de la collaboration nazie « Je suis partout » : « Il est une loi parfaitement démontrée : tout Juif, demi Juif ou quart de Juif menace notre intégrité nationale. Il fait subir à nos systèmes juridique, économique et politique une intolérable pression qui le pervertit ». L’auteur de cette affirmation infâme, présentée comme définitive et incontestable, utilise exactement les mêmes moyens que ceux mobilisés pour donner au principe d’Archimède sa dimension de vérité universelle. L’adjectif indéfini « Tout » appliqué à « Juif », le présent de l’indicatif accolé aux verbes « menace » et « pervertit » donnent à cette phrase valeur de vérité générale.
La langue sert ainsi, avec le même dévouement, l’usurpateur et le juste. À tous deux, elle donne le même pouvoir de situer leur discours au-delà du constat, hors d’atteinte du perçu. Mais c’est bien parce que la langue donne à ceux qui l’utilisent ce pouvoir démesuré qu’elle impose une exigence éthique sans faille à celui qui parle ou écrit comme à celui qui écoute ou lit. Exigence personnelle de celui qui ose utiliser le discours du « partout » et du « toujours » parce qu’il doit être capable d’en démontrer la légitimité avec la plus grande rigueur. Exigence vis à vis de celui qui nous adresse un tel discours parce que nous devons le questionner sans complaisance, en traquer obstinément les failles et les faux-semblants. Je dirais volontiers en déformant à peine Rabelais : « Langue sans conscience n’est que ruine de l’âme ».Bien plus que la capacité d’articuler, c’est cette exigence éthique, à la hauteur de la puissance créatrice de la langue qui est inscrite au cœur même de l’humain. Elle en fait l’irréductible spécificité.
À nos enfants, nous devons donc apprendre, à l’école comme à la maison, qu’ils ont le droit de questionner la vérité prof érée qui que soit celui qui la profère. Nous devons aussi leur montrer que lorsqu’ils s’aventurent eux-mêmes à édicter une loi ou une règle ils doivent apporter les preuves qui fondent la légitimité et l’universalité de leur proposition car ils s’inscrivent alors dans la volonté collective de donner un sens honorable au désordre et au tumulte du monde. « Passer » la langue à un enfant ne se réduit donc pas seulement à lui fournir des mots et des structures. Transmettre le verbe au petit homme, c’est le convaincre de l’exigence de dire justement le monde : « Tu es responsable de ce que tu dis parce que le verbe a fait de toi un créateur et non pas seulement une créature ». Tel est le premier message de l’école laïque.
La probité d’écriture
Ecrire répond à deux questions qui définissent et menacent notre humanité fragile: la première est « Est-ce que je suis ? »; la seconde est «Serai-je encore après…».
La première question ne nous quitte jamais; elle est toujours là, tapie dans l’ombre, toujours prête à nous bondir à la gorge lorsque l’on s’y attend le moins. Toujours prête à nous entraîner dans ces abîmes vertigineux ou se dissout notre intégrité ou se défait notre cohérence. Et l’homme n’a jamais trouvé meilleure défense, jamais construit meilleur abri que ces pages écrites avec le souci de l’Autre. L’écriture est la seule vraie réponse, le seul remèdes honorables contre le doute fondamental qui taraude notre esprit : qu’est-ce qui fait que je suis Moi et non pas seulement un système complexe de cellules, un agencement astucieux d’organes ? Je suis celui qui écrit et qui, en écrivant, laisse dans l’intelligence de l’Autre une trace qui, pour être maladroite et sans réelle beauté, est une preuve tangible de mon existence. Je suis celui qui a lu l’Autre, et ces traces laissées dans ma propre pensée ont fait ma singularité et ma cohérence. Je ne suis donc en fait qu’une pensée en marche nourrie par tout ce que j’ai lu et écrit moi-même. C’est parce que je suis, par la grâce du verbe, à la fois « traceur » et « tracé » que je peux apaiser les chiens fous qui menacent de déchirer ce Moi si fragile. Quand je pousse la porte de mon amphithéâtre, quand je me mets à écrire, j’ai envie de vous dire, étudiants et lecteurs inconnus : « vous ne partirez pas sans porter la marque des griffes de mes mots ». À la question si éminemment humaine « Est-ce que je suis ? », l’écriture et aussi la parole constituent une réponse sans cesse renouvelée, sans cesse réaffirmée : « Je suis pour l’Autre ».
La seconde question nous accompagne, elle, tout au long de notre vie ; elle est à la fois un aiguillon qui accélère un galop qui nous grise, et une douleur qui nous paralyse et nous désespère. « Serai-je encore après… ? ». Tel est le doute lancinant qui peut ébranler notre goût de vivre et de construire. L’écriture est sans aucun doute la façon la plus juste et la plus honorable de l’apaiser un peu. Si l’on écrit, c’est avant tout pour laisser pour un autre que l’on ne connaît pas une trace de soi-même qui, nous l’espérons, nous survivra. Écrire, c’est affirmer l’espoir, qui nous console un temps, que l’esprit, notre esprit, existera pour quelqu’un lorsque notre corps ne sera plus.
Quoi de plus méprisable que ces hommes politiques, artistes ou autres people qui usurpent sans vergogne l’auguste nom d’auteur en se servant de « nègres » (ah, le vilain, mais si juste mot !) pour écrire des livres qu’ils n’ont souvent même pas pris la peine de lire, mais qu’ils iront présenter sur les plateaux de télévision avec la pitoyable complicité d’animateurs complaisants. Il n’est pas pire turpitude que de revendiquer un texte que l’on n’a pas écrit, dont on a été incapable de construire une phrase. Ce que nous devons apprendre, nous laïcs, à nos enfants, à nos élèves, c’est ce que l’humain a de plus précieux et de plus spécifique : transmettre au-delà de la mort, laisser sa propre trace pour celui que l’on ne connaît pas - une trace superbe ou médiocre, mais la sienne, dessinée de sa propre main, forgée par sa propre intelligence dans l’exaltation et le labeur solitaires ; une trace qui sera reçue, peut-être, par d’inconnus lecteurs comme sa prolongation spirituelle. C’est bien ce labeur d’écriture dont nul autre ne peut les décharger que l’on doit leur apprendre à chérir, parce que le soin obstiné qu’ils portent à la forme comme au sens construit la conscience de soi et le goût de l’Autre. Tel est le deuxième message de l’école laïque.
La probité de lecture
Lire, c’est tenter de fabriquer de l’intime avec du conventionnel. Lorsque je lis « les roseaux chantaient sous le vent », j’ai identifié six mots particuliers. Pour composer chacun d’entre eux, une combinaison orthographique unique est liée, par stricte convention, à un sens spécifique. Parce que nous parlons le français, nous nous sommes mis d’accord sur ces associations. De plus, j’ai reconnu que ces mots s’organisent selon les règles clairement établies ; c’est ainsi que « roseaux » est placé avant « chantaient » pour indiquer qu’ils sont responsables du « chant » ; ainsi, la préposition « sous » indique la part prise par le vent dans cette action.
L’ensemble de ces conventions ne garantissent pas, malgré leur force, que l’expérience que l’auteur a vécue sera reconstruite à l’identique par le lecteur. Loin s’en faut ! Ces conventions ne font qu’activer avec plus ou moins de précision sa mémoire intime qui s’est, au fil de son existence, nourrie de tout ce qu’il a vu, ressenti, dit, entendu ou lu. Comprendre, c’est ainsi répondre à une sollicitation extérieure, exprimée sur le mode conventionnel, par la construction d’une représentation forgée au plus profond de son intelligence sensible. La même phrase déclenchera autant de représentations qu’il y aura de « lecteurs » et cependant, toutes ces représentations, certes différentes, auront entre elles plus de choses en commun qu’avec celles qu’aurait déclenchées une phrase différente. C’est là la dimension paradoxale de la lecture : nous avons à interpréter, au plus intime de nous-mêmes, la partition écrite par un autre. Pour qu’il y ait juste compréhension, il faut que cette interprétation soit éminemment personnelle mais en même temps scrupuleusement respectueuse des directives de l’Autre. La question muette : « Serai-je compris comme j’espère l’être ? » est donc toujours présente au cœur de l’écriture d’un texte ; comme doit être présente son écho dans la tête du lecteur : « L’ai-je compris comme il espérait l’être ? ». Cette incertitude partagée qui est au cœur de l’acte de lecture en fait une aventure commune chaque fois renouvelée. Deux intimités se cherchent avec l’espoir obstiné d’un éblouissement partagé qu’elles savent impossible ou du moins exceptionnel. Les mots qui sont adressés au lecteur inconnu l’invitent à un rendez-vous où il ne rencontrera que lui-même mais dont il sortira quelque peu transformé par les intentions d’un autre. Parce qu’elle est incertaine, la lecture exige autant d’obéissance qu’elle propose de liberté interprétative ; on en accepte les devoirs, on y exerce des droits.
Cet équilibre entre droits et devoirs est ainsi inscrit au centre même de l’apprentissage de la lecture. L’image qui me vient à l’esprit est celle d’une balance. Sur le plateau de gauche, je déposerai toute l’obéissance, tout le respect que je dois au texte et à son auteur. Cet homme, cette femme ont sélectionné des mots et pas n’importe lesquels ; il ou elle a choisi de les organiser en phrases selon des structures particulières ; il ou elle a décidé d’établir entre ces phrases des relations logiques et chronologiques significatives. Tous ces choix, fondés sur des conventions collectivement acceptées, constituent les directives que l’auteur a promulguées à mon intention dès l’instant où je me suis institué comme son lecteur. A ces directives, je dois infiniment de respect et d’obéissance.
Sur le plateau de droite, viendraient au contraire s’entasser mes intimes convictions, mes angoisses cachées, mes espoirs muets, mes expériences accumulées, parfois presque effacées. Tout ce qui fait de moi un être d’une irréductible singularité. Sur ce plateau, s’exercerait donc la pression d’une volonté particulière d’interpréter ce texte comme aucun autre lecteur ne l’interpréterait. Mes indignations ne sont pas celles d’un autre comme ne le sont pas mes enthousiasmes ni mes chagrins ; mes paysages ne ressemblent à aucun autre non plus que mes personnages.
L’école laïque, parce qu’elle est laïque, doit apprendre à établir un juste équilibre entre les deux exigences de la lecture : équilibre entre les légitimes ambitions d’interprétation personnelle et prise en compte respectueuse des conventions du texte. Tout déséquilibre pervertit gravement la probité de l’acte de lire. Car lorsque le respect dû au texte se change en servilité craintive, au point que la compréhension même devient offense, s’ouvre le risque de n’oser donner à ce texte qu’une existence sonore en se gardant d’en découvrir et d’en construire le sens car toute construction du sens deviendrait sacrilège. Le lecteur considère alors que le statut du texte le met hors d’atteinte de son intelligence et de sa sensibilité et il renonce à exercer son juste droit d’exégèse et de réfutation. Il pourra se livrer pieds et poings liés à la merci d’intermédiaires peu scrupuleux qui prétendront détenir la clé d’un sens que l’on devra recevoir avec infiniment de crainte et de déférence. Lorsque l’on assiste à certaines « leçons » dans certaines écoles coraniques ou talmudiques, on se rend compte à quel point le sens est confisqué par le « maître », à quel point la construction du sens est interdite aux élèves. La mémorisation du seul bruit des mots prend systématiquement le pas sur l’effort personnel du sens. Lorsque les textes sont mis hors du jeu de la compréhension, ils peuvent alors servir les manipulations les plus dangereuses, justifier les actes les plus odieux, légitimer les traditions les plus inacceptables.
Mais lorsqu’au contraire, le texte n’est qu’un tremplin commode pour une imagination débridée, lorsque sont négligées par désinvolture ou incompétence les directives qu’il impose, on rend alors ce texte orphelin de son auteur ; on en trahit la mémoire ; on efface la trace qu’il a voulu laisser ; on rompt la chaîne de la transmission en bafouant l’espoir de l’auteur d’être compris au plus juste de ses propres intentions mais aussi au plus profond de l’âme de son lecteur. Habitués à « parier » sur l’identité des mots en se fondant sur de fragiles indices contextuels, invités à imaginer une histoire en prenant un appui précaire sur des images ou des intuitions, bien des élèves ont ainsi développé un comportement de lecture où l’imprécision le dispute à la désinvolture. Ils sont venus au terme de leur scolarisation former des cohortes d’illettrés d’un nouveau type. Ces « inventeurs » de sens, incapables de saisir avec rigueur les indices lexicaux et syntaxiques qui font la singularité d’un texte, sont venus concurrencer les déchiffreurs malhabiles que nous connaissions. A-t-on gagné au change ?
Dés lors que l’école laïque choisit de s’exonèrer des lois que Dieu, directement ou indirectement a imposé aux hommes, elle doit alors placer au cœur même de son combat la formation à une probité intellectuelle sans faille. A nos élèves, nous devons transmettre la nécessité d’un équilibre exigeant entre droits et devoirs intellectuels: droits d’exprimer librement sa pensée mais obligation de la soumettre à une critique sans complaisance ; droits de faire valoir ses convictions mais interdiction de manipuler le plus vulnérable ; droit d’affirmer ce que l’on croit vrai mais devoir d’en rechercher obstinément la pertinence ; droit de questionner ce que l’on apprend mais devoir de reconnaître la légitimité du maître ; droits enfin d’interpréter les discours et les textes mais devoir de respecter la volonté et des espoirs de l’auteur. L’école laïque ne dit pas ce qu’il faut croire ni en qui il faut croire, elle apprend à parler juste, à lire juste, à écrire juste et à regarder le monde avec rigueur. Elle donne ainsi à chaque élève les armes d'une liberté de pensée qui sert l'intelligence collective.
Alain BENTOLILA*, 5 avril 2011
* Professeur à l’Université Descartes (Paris V), il est notamment l’auteur de rapports au Ministères de l’éducation nationale sur l'enseignement de la grammaire en 2006 puis sur celui du vocabulaire en 2008 et enfin sur l'école maternelle en 2009.