Cet ouvrage, sous la direction d'Alain Ruscio, réunit 13 autres contributeurs, pour 17 contributions. Ces regards se complètent, se recoupent parfois. Et même si les différents articles s’arrêtent à l’ère coloniale – 60 ans déjà que le cessez-le feu a été déclaré en Algérie – ils ont toujours des échos dans la société française actuelle.
Prise de Jérusalem
Bataille de 'Poitiers'
Ainsi de la réaction de Charles Maurras à l’édification de la grande mosquée de Paris en 1926 (financée par l’état français, dérogeant à la loi de 1905, en hommage aux dizaines de milliers de morts de confession musulmane pendant la guerre de 1914-18) : « Il y a un réveil de l’Islam et […] un trophée de la foi coranique sur cette colline Sainte-Genevieve [qui] représente plus qu’une offense à notre passé : une menace pour notre avenir […]. Qui colonise désormais ? Qui est colonisé ? Eux ou nous ? »
Conquête de l'Algérie
La Mise au point historico-sémantique : le mot et les maux de l’islamophobie vise explicitement les errances historiques de Caroline Fourest et Fiametta Venner. Elles affirmaient, dans un dossier intitulé « Islamophobes ou simplement laïques » que « Le mot "islamophobie" a une histoire, qu’il vaut mieux connaitre avant de l’utiliser à la légère. » À les en croire, le mot aurait été lancé par les mollahs, au moment de la Révolution iranienne, en 1979, et repris par des obscurantistes musulmans (et bien sûr par les islamo-gauchistes) un peu partout en Occident pour dénoncer toute critique de l’islam. Roland Laffitte et Alain Ruscio démontrent que cette datation est manifestement fausse. La première utilisation du mot retrouvée – sous réserve de nouvelles investigations – figure en 1910, selon ces chercheurs, sous la plume d’un certain Alain Quellien : « L’islamophobie : il y a toujours eu, et il y a encore, un préjugé contre l’Islam répandu chez les peuples de civilisation occidentale et chrétienne. Pour d’aucuns, le musulman est l’ennemi naturel et irréconciliable du chrétien et de l’Européen, l’islamisme est la négation de la civilisation, et la barbarie, la mauvaise foi et la cruauté sont tout ce qu’on peut attendre de mieux des mahométans ». On croirait lire du de Villiers.
Ismaÿl Urbain « De la tolérance dans l’islamisme ».
Il s’attaque à la plus grave des accusations dont les Européens poursuivent les musulmans, à savoir "leur fanatisme", et il le fait d’une façon étonnamment moderne. Il ne se contente pas en effet des affirmations dogmatiques de la religion fondée sur la révélation mohammedienne.
Il replace d’abord dans leur contexte les versets violents dont on accuse volontiers le Coran. Se référant par exemple au verset coranique vouant au malheur les non-musulmans (III,79), il soutient qu’il ne concerne ni les juifs ni les chrétiens, mais exclusivement les Arabes convertis à l’islam qui persévèrent dans certains rites et certaines superstitions rejetés par la nouvelle religion. Il s’attache ensuite a confirmer son jugement sur la doctrine par celui des faits, en rappelant que la religion islamique a été, au cours du temps, généralement bien plus tolérante que ne l’a été la chrétienne. Il n’étudie pas seulement, à ce propos, l’attitude des grands empires arabes et celle de l’Empire ottoman dans l’histoire, mais encore celle de l’émir Abd el-Kader dans l’Algérie contemporaine. Cela ne l’empêche pas de relever qu’à l’instar de toute religion, l’islam est condamné à affronter les circonstances présentes, et il appelle à revenir au noyau mohammedien en se débarrassant des étroitesses et lectures exclusivistes où l’ont souvent réduit - mais l’islam n’est pas le seul dans ce cas - nombre d’exégètes, de commentateurs des différentes écoles théologiques et juridiques.
Prise de la Smala
On pourrait aussi sur la politique française sur le hajj (le pèlerinage à La Mecque), ironiser sur l’instrumentalisation des épidémies de choléra, si ce n’était risquer de donner des armes à tous nos complotistes actuels sur le covid. Mais cet article est emblématique de tous les errements de cette politique coloniale. Manque peut-être une sorte d’aide-mémoire sur les doctrines successives de la colonisation algérienne, sur les luttes d’influence au Moyen-Orient entre Angleterre et France, sur les luttes pour le contrôle des lieux saints en Arabie…
Dans la même veine – les errements de la politique coloniale française – l’article de Catherine Coquery-Vidrovitch sur Comment l’incompréhension coloniale facilita l’expansion de l’islam en Afrique de l’ouest francophone mérite une attention, mêlée de consternation devant une telle sottise.
En 1908, quatre ans avant l’instauration du Protectorat, Jean Jaurès mit en garde contre un effet pervers des brutalités coloniales : « Vous savez bien que ce monde musulman, meurtri, tyrannisé tantôt par le despotisme de ses maitres, tantôt par la force de l’Européen envahisseur, se recueille et prend conscience de son unité et de sa dignité. Deux mouvements, deux tendances inverses se le disputent : il y a les fanatiques qui veulent en finir par la haine, le fer et le feu, avec la civilisation européenne et chrétienne, et il y a les hommes modernes, les hommes nouveaux […], il y a toute une élite qui dit : “L’Islam ne se sauvera qu’en se renouvelant, qu’en interprétant son vieux livre religieux selon un esprit nouveau de liberté, de fraternité, de paix” […]. Et c’est à l’heure où ce mouvement se dessine, que vous fournissez aux fanatiques de l’Islam le prétexte, l’occasion de dire : “Comment se réconcilier avec cette Europe brutale ? Voilà la France, la France de justice et de liberté, qui n’a contre le Maroc d’autre geste que les obus, les canons, les fusils !”. Vous faites, messieurs, contre la France, une politique détestable. On se demande si tout n’est pas calculé pour exaspérer l’Islam, pour le jeter aux résolutions extrêmes, et si la propagande religieuse ne veut pas s’ouvrir par des moyens de force des champs d’action nouveaux comme le capitalisme colonial et aventurier. On ne peut s’étonner en tout cas que partout, de l’Inde au Maroc, le monde musulman s’émeuve »
« Les Arabes nous échappent parce qu’ils dissimulent leurs femmes à nos regards » : cette phrase, attribuée au général Bugeaud (1840) traduit bien l’obsession du dévoilement chez le colonialiste. Et ce voile ne se réduit pas un foulard sur les cheveux, mais cache le visage.
Est-ce un hasard si c’est au Maroc que le sultan, commandeur des croyants, Mohammed V, incita sa fille, Lalla Aïcha, à prononcer tête (presque) nue, un discours à Tanger, en 1947 ? Lyautey avait eu pour principe de ne jamais attenter aux traditions de la société marocaine, encore moins de tenter de réformer les pratiques religieuses ou culturelles. Donc contrairement à la Tunisie et encore plus à l’Algérie, ce dévoilement au Maroc relevait de l’appréciation du souverain estimant que ça « ne contrevenait pas aux valeurs de l’islam et n’était pas contraire aux traditions marocaines ».
En revanche, en Tunisie, bien que ce dévoilement fut prôné par une féministe tunisienne, Habiba Menchari, il provoqua le rejet d’un jeune journaliste, Habib Bourguiba, non pas sur le principe - en 1957 il qualifiera ce voile de "chiffon" "épouvantable" et "misérable" – mais étant donné les « circonstances spéciales », c’est-à-dire le protectorat, il récuse ce qui appelle l’antivoilisme.
En Algérie, c’est au lendemain du 13 mai 1958, que le Général Massu lance une campagne de ce qu’il appelle dévoilage. Des dévoilements publics sont organisés. Cette rage du colonialiste à vouloir dévoiler va provoquer l’arc-boutant de l’autochtone. A l’offensive colonialiste autour du voile, le colonisé oppose le culte du voile. (Frantz Fanon)
Alger 1961 (Raymond Depardon)
Pierre Bourdieu, qui avait vécu en Algérie (Kabylie) de 1958 a 1960, avait très bien saisi cette signification. Le refus des valeurs imposées par les maitres « ne pouvait s’exprimer que sur le mode symbolique » : « L’attachement à certains détails vestimentaires (le voile ou la chéchia par exemple), à certains types de conduites, à certaines croyances, à certaines valeurs, pouvait être vécu comme manière d’exprimer,symboliquement, c’est-à-dire par des comportements implicitement investis de la fonction de signes, le refus d’adhérer à la civilisation occidentale, identifiée a l’ordre colonial, la volonté d’affirmer la différence radicale et irréductible, de nier la négation de soi, de défendre une personnalité assiégée ».
De la galerie de portraits de convertis outre le peintre Etienne Dinet que j’ai évoqué, quelques figures méritent de retenir l’attention.
Le destin météorique et tragique d’Isabelle Eberhardt, d'abord. Suisse, elle a 20 ans quand elle découvre l’Algérie en 1897, deux ans plus tard elle y revient, va aussi en Tunisie, se convertit, apprend l’arabe, épouse un spahi, sur les confins algéro-marocains, elle fait la connaissance d’un colonel, Lyautey ; et est emportée en 1904 par la crue subite d’un oued. C’est Lyautey qui fera mener des recherches qui permettront de retrouver ses carnets.
Le plus cocasse fut assurément le Dr Grenier. « Converti a l’islam après plusieurs voyages en Algérie, et l’ayant fait savoir, hadj (ayant fait le pélerinage à La Mecque), il se lança dans la vie politique dans sa ville natale, Pontarlier. Lors d’une élection partielle, il fut élu député (20 décembre 1896). Quelle ne fut pas la surprise de ses collègues de le voir se présenter, le 12 janvier 1897, en burnous, puis faire ses ablutions en public. » Même s’il ne fut pas réélu, les pontilassiens de l’époque l’ont choisi comme représentant.
Le plus surprenant reste Henri Gustave Abdou’l Karim Jossot. Jossot, grand dessinateur de L’assiette au beurre, pourfendeur des sabreurs, des bourgeois, des gavés, et des curés, après deux séjours en Tunisie (1904, 1906) dont il tire un "roman-farcesque" qu’est Viande de “borgeois”, (illustré de la main de l’auteur), s’y installe en 1911. « A la surprise de ses amis parisiens qui connaissaient son irréligiosité et son esprit de dérision » Abdou’l-Karim Jossot, en 1913, dans un article intitulé « La conversion de Jossot » raconte « J’ai accompli, hier soir, un acte d’une extrême gravité : devant plusieurs témoins, j’ai prononcé, en toute conviction, la formule de la Chaada : Lailahail Allah. Mohammed racoul Allah. De ce fait je suis musulman. » Il va même, en 1923, se tourner vers le soufisme et aller à Mostaganem suivre les enseignements d’un cheikh. Mais dans les années 30 il reprend des habits européens, cesse de fustiger les « néos », les Tunisiens adoptant une tenue européenne, et en 1939 publie « Le Fœtus récalcitrant » où il dit n’avoir jamais cru à aucune religion.
Alger 1961 (Raymond Depardon)
« Selon les Autorités supérieures de l’Enseignement et de la Recherche, l’Université française serait menacée de submersion dans son universalisme fondamental sous l’effet de deux courants conjugués qui trouveraient leurs racines intellectuelles dans le communautarisme étasunien, instersectionnaliste et déconstructionniste, prônant la cancel culture, et un islamogauchisme autochtone, deux courants qui communient dans un racialisme décolonial et indigéniste. » Ces « Regards français sur l’Islam, des Croisades à l’ère coloniale » viennent (essayer de) mettre un peu de raison dans ce contexte assez hystérique ; une mise en perspective aussi, par les contributions de quatorze auteurs et autrices spécialistes de périodes et d’aires géographiques différentes. Ils pourraient, notamment, éclairer certains républicains qui ont la fâcheuse tendance de confondre musulmans et islamistes, antivoilistes, comme disait Bourguiba, dont l’intransigeance ne peut que provoquer l’effet inverse.
Voir aussi la recension de Denise Brahimi
et celle d'HOCINE ZEGHBIB ET AÏSSA KADRI
Pour compléter :
« Reine Iza amoureuse »
GENS DE GUERRE AU MAROC (1912) Emile Nolly (1880-1914)
Berbérisme et littérature
Le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson (2e édition 1911) donne des articles sur le système éducatif en
Algérie colonisée
Tunisie sous protectorat
Maroc encore indépendant
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