Le 17/06/13, un tribunal marocain a condamné Youssef Jajili, directeur de l’hebdomadaire Al An, à deux mois de prison avec sursis et 50 000 Dirhams d’amende, pour avoir mis en cause Abdelkader Amara, ministre, en faisant état d'un “dîner fastueux facturé à un million de centimes”, au cours duquel du champagne aurait été servi, que M. Amara aurait offert dans une suite présidentielle d'un hôtel au Burkina-Faso.
Que RSF (Reporters sans frontières) prenne fait et cause pour ce journaliste paraît, a priori, un peu bizarre. Certes la condamnation à la prison, fût-elle assortie d’un sursis, est à dénoncer. Sinon, ne serait-ce pas une atteinte à la vie privée que de révéler un repas privé dont le coût est en fait de 10 000 Dirhams, soit environ 900 € ? Et même, cette dénonciation d’un dîner arrosé n’est-elle pas révélatrice de bigoterie ?
Sauf que…
Sauf que, notre Ministre de l’Industrie, du commerce et des nouvelles technologies, est membre de l’AKP, pardon, je veux dire du PJD (حزب العدالة والتنمية ), mais la confusion est pardonnable, car Parti de la Justice et du développement est la traduction d’AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi). Parti, comme il se doit, islamiste modéré. Mais qui se réclame bien d’un islam plutôt rigoriste. Donc qui proscrit l’alcool. L’avocat du journaliste a prudemment plaidé que l’hebdomadaire n’avait pas écrit que le ministre avait lui-même bu du champagne, mais quand même…
Subsidiairement, le petit gueuleton privé aurait été réglé avec de l’argent public.
Atteint dans « son honneur et sa dignité », A. Amara avait affirmé que ces affreuses allégations reposaient sur de faux témoignages et une copie de facture falsifiée et, à travers lui, avait pour but de salir le PJD. Le directeur de l’hebdomadaire maintient lui ses informations. Il fait appel.
A quand un « code de la presse »
On comprend mieux cependant, la réaction de RSF, qui déclare : “Deux ans après l’adoption d’une nouvelle constitution, et un an après l’adoption par les autorités marocaines d’un certain nombre de recommandations relatives à la situation de la liberté de la presse formulées par le Conseil des droits de l’homme, cette condamnation à une peine privative de liberté pour diffamation, même avec sursis, et à une forte amende montre à quel point les promesses de réformes du code de la presse tardent à se concrétiser au Maroc”.
En 2009, Driss Chahtane, directeur de publication du journal Al-Michaal, avait été condamné à un an de prison ferme par le tribunal de première instance de Rabat. Le procès portait sur les articles évoquant la santé du roi fragilisée durant le mois de Ramadan. Le directeur et ses deux journalistes auteurs de l'article ont été accusés de « délit de publication », de « mauvaise foi », de « fausses nouvelles » et d’« allégations erronées » (yabiladi).
Là encore RSF avait réagi : « Il n’y a pas de mot pour qualifier ces condamnations à la prison ferme. Alors que les autorités se targuaient de l’absence de journalistes en prison, voilà qu’un des nombreux procès qu’elles intentent contre des journalistes mène à des condamnations de prison ferme. Driss Chahtane est une cible régulière de la machine procédurière mais un pas vient d’être franchi. Quel crime ces journalistes ont-ils commis pour mériter cette peine ? Nous exprimons notre plus vive inquiétude à l’approche des autres procès contre la presse qui doivent se tenir tout au long du mois ».
On pouvait penser qu'après mars 2011, où Mohammed VI avait, habilement, pris l’initiative de lancer des réformes, la situation se serait nettement améliorée.
Pour la liberté de la presse, il n’en est rien puisque, d’après le classement de RSF, la Maroc est au 136e rang, derrière même l’Algérie 125e (à noter que la Turquie est largement derrière au 154e rang). Situation paradoxale, alors qu’en façade, la presse française est en vente – et pas que Le Figaro – Tel Quel, hebdomadaire marocain, affiche des titres décoiffant, etc. Mais, un autre hebdo, Le journal, a été étranglé financièrement (amendes, pressions sur les annonceurs, etc.).
Et c’est l’arbitraire dans l’arbitraire – ce qui est toléré un jour est durement puni le lendemain – qui rend la situation de la presse encore plus précaire.
commenter cet article …