Recep Tayyip Erdoğan, 1er ministre Turc et son parti l’AKP sont donnés comme exemple d’islamisme modéré. Erdogan se présente lui-même comme un démocrate musulman, comme d’autres ont pu être démocrate chrétien. Une sorte de Merkel anatolien. Mohammed Morsi et ses frères musulmans, Hamadi Jebali et Ennahda sont priés de prendre modèle sur le Turc. Mais l’affaire Sevil Sevimli, qui touche une étudiante française, va peut-être commencer à dessiller quelques yeux sur la réalité de la démocratie musulmane à la turque.
Le 10 mai 2012, cette étudiante française, née en France de parents Turcs, Kurdes de confession alévie, voit la police turque envahir la chambre qu’elle partageait avec une autre étudiante. "Ils m'ont mis un papier et une caméra sous le nez et m'ont dit que j'étais accusée de terrorisme. Ils ont fouillé partout. Ils ont rassemblé mes livres au milieu de ma chambre en disant que c'était la preuve de mon appartenance à une organisation terroriste. Ensuite tout est allé très vite et je me suis retrouvée en prison." Cette étudiante de Lyon II va se souvenir de ce séjour « Erasmus » où elle avait choisi la Turquie, pays dont ses parents avaient émigré il y a trente ans. Loin de la joyeuse « auberge espagnole », les geôles turques. Elle ne sera libérée que le 6 août 2012, mais elle demeurait sous contrôle judiciaire, donc dans l’impossibilité de reprendre ses cours à Lyon II et surtout elle risquait jusqu’à 32 ans de prison.
Son crime, elle avait participé au défilé du 1er mai, à Istanboul, défilé totalement légal dans cette « démocratie musulmane » ; et elle avait assisté à un concert du groupe Yorum qui réunissait 300 000 spectateurs. Elle aurait aussi diffusé un journal –Yurulus – publication légale mais proche d’un mouvement clandestin. Sevil Sevimli sera donc officiellement accusée de "direction d'une organisation terroriste" et de "propagande en faveur d'une organisation terroriste", le Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C). Selon son avocat Sami Kahraman, "avant d'entrer en prison, cette fille n'avait même pas entendu parler de l'organisation à laquelle on tente de la lier."
Le Figaro du 15/02/13 note que « l’étudiante franco-turque » a été condamnée à 5 ans et 2 mois de prison pour « propagande terroriste » ! Mais, sauf revirement de la justice turque, elle serait libre de rentrer chez elle, après versement d’une caution, en France, en attendant un procès en appel.
Gageons que les adeptes de la fameuse formule « il n’y a pas de fumée sans feu », qui n’ont jamais entendu parler de fumigènes, vont, comme pour F. Cassez, se déchaîner. Et Sevil Sevimli ne s’en tire pas trop mal, dira-t-on. Mieux que la sociologue Pinar Selek condamnée à la réclusion criminelle à perpétuité pour un attentat qui n’a pas eu lieu.
Un état de droit trop souvent bafoué
Mais derrière son cas ce sont 600 étudiants turcs emprisonnés depuis 2010. Un millier de lycéens ont été arrêtés récemment et des dizaines de journalistes sont emprisonnés, des avocats aussi. Deux des musiciennes du groupe Yorum ont été arrêtées le 14 septembre et ont fait état d'actes de "torture" de la part de la police. La lutte contre le PKK amène à des dérapages en série hors de tout état de droit.
L’entreprise de normalisation ne date pas d’hier. Ainsi, en septembre 2010, Hanefi Avcı, l’ancien chef de la police d’Eskişehir (la ville où Sevil s’était retrouvée dans le cadre d’Erasmus) était mis en détention provisoire, accusé lui aussi de complicité avec une organisation terroriste. Il était l’auteur d’un best seller, «Haliç’te Yaşayan Simonlar», un ouvrage fracassant qui dénonce le noyautage de la police turque par la confrérie de Fethullah Gülen, et qui montre de surcroît comment cette entreprise a débouché sur les multiples révélations de complots, et sur les vagues d’arrestations spectaculaires de militaires ou de personnalités laïques qui les ont accompagnées.
Défendre la laïcité Turque souffre d’un double handicap. Son instauration brutale par Mustapha Kemal. Sa sauvegarde par une armée putschiste auto-proclamée gardienne de l’héritage d’Atatürk. Et qui, au nom de cet héritage a mené trois coups d’état, le dernier en septembre 1980 ou a fait pression sur le pouvoir civil, pour par exemple écarter, en juin 1997, Necmettin Erbakan, chef du Refah Partisi, pourtant vainqueur des élections de 1995.
Mais depuis 2002, Erdogan est 1er ministre et le camp laïque est sur la défensive, puis avec l’arrestation massive de généraux et officiers impliqués dans des complots contre le gouvernement (Ergenekon, Balyoz) très affaibli. Il se peut même que l’armée soit aussi en voie de noyautage par Gülen. En tout cas, politiquement, elle n’est plus qu’un tigre de papier.
Celui qui s’était fait invalider en 2002 pour avoir cité, 5 ans plus tôt, ce vers "nos mosquées sont nos casernes, nos minarets nos baïonnettes... ", Erdogan, a su ne pas prôner une islamisation à marche forcée, du kémalisme à rebours. Mais, peu à peu, la société turque s’islamise à bas bruit. Islamisation et non islamisme. En ce sens qu’Erdogan et l’AKP ne se donnent aucune dimension messianique.
En façade donc, une Turquie libérale avancée. Des élections moins truquées sans doute que celle de Bush junior en Floride en 2000. Une liberté d’expression, de la presse, tout-à-fait conforme aux exigences de l’Union Européenne… sur le papier. Un code civil copié sur celui de la Suisse en 1926. Mais en réalité, sous le noble prétexte de la lutte contre le terrorisme, des inculpations arbitraires, des condamnations sans fondement, comme en témoigne le cas de Sevil Sevimli. Des lois bafouées.
Erdogan – démocrate musulman – a dû prendre l’exemple de la démocratie chrétienne italienne qui de dérive en dérive – et là aussi avec l’alibi du terrorisme des brigades rouges – a abouti à la fameuse Loge P2, qui n’avait de loge que le nom mais qui a failli faire sombrer la démocratie italienne. Il a su donner du temps au temps et, avec de fait des résultats électoraux amplifiés de scrutin en scrutin, neutraliser les gardiens du temple kémaliste. Mais aussi, par des arrestations arbitraires et des procès encore plus caricaturaux que celui de notre compatriote, brimer la liberté de recherche universitaire, la liberté de la presse et même les droits de la défense.
Pour compléter : l’excellent « Istanbul.blog » de Guillaume Perier du Monde, Le Monde qui a joué un rôle dans l’affaire de S. Semvili par un édito adressé à Erdogan ; l’observatoire de la vie politique turque (OVIPOT) plus universitaire.
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