Pendant plusieurs mois de suite, des théories de nantis en déroute avaient traversé le pays. Ce n’était plus la fringante armée de la bourse et de la banque, mais les hordes débandées de traders, d’agents de change et de gestionnaires de fortune accablés par leur mauvaise fortune. On voyait surtout de misérables héritiers ployant sous le poids de l’impôt, de pauvres rentiers, prompts à la fuite, et persuadés qu’il fallait maintenant se suicider pour toucher son assurance vie, des actionnaires hagards dont les titres ne valaient pas plus que des assignats ou des emprunts russes, de vieilles rombières emperlousées qui avaient précipitamment quitté le Negresco avec leurs domestiques en livrée, des financiers blanchis sous le harnais qui avaient survécu au siège du Palais Brognard et à l’effondrement des Sub-primes.
Sur la route de ce fantastique exode, c’était un formidable embouteillage de Rolls-Royce, de Jaguar et de Bentley qui roulaient pare-chocs contre pare-chocs au milieu d’une foule de contribuables anéantis et fuyant l’enfer fiscal du royaume hollandais. Ici et là, quelques Porsche d’intrépides affairistes étaient renversées dans des fossés, jonchés aussi d’ordinateurs, de tablettes numériques jetés par les créateurs de start-up en faillite. Parfois les jets de grands patrons du CAC 40 survolaient ces sinistres colonnes en jetant des stock-options dédaignées par les marchés et que personne ne songeait à ramasser.
Des légions de politiciens aux appellations héroïques : les Sans-culottes de Neuilly, les compagnons d’Arnault, les mousquetaires d’Auchan appelaient en vain à la révolte contre les soudards des ASSEDIC et les sbires du R.S.A. Les derniers hérauts qui avaient résisté aux douteuses prébendes de l’intermittence tentaient de ranimer la ferveur de tous ces infortunés avec les trompettes mal embouchées de Gérard Depardieu, de Christian Clavier et de Johnny Hallyday.
Mais rien ne pouvait relever le moral de cette fine fleur de la nation, condamnée à l’exil par un pouvoir budgétivore qui avait lancé aux trousses de ces fuyards des brigades motorisées de contrôleurs du fisc commandées par les intraitables hussards de Bercy.
Bientôt, pourtant, les avant-gardes de cette terrible transhumance virent se dresser dans le lointain le clocher de Néchin, et le tsar de toutes les Russies les attendre aux marges de cette terre promise, sur les bords du Quiévrain. Et un légitime soulagement parcourut comme une houle frémissante la masse déferlante de tous ces proscrits.
Guy de Maupassant.
Manuscrit d’une première version de Boule de Suif retrouvé dans un grenier du Havre
pcc Yoland Simon