"Des inconnus chez moi"
La sortie du film « Tirailleurs » a déclenché des polémiques attisées par la personnalité d’Omar Sy qui focalise la haine de médiocres racistes. Gérard Chalaye, responsable des Ètudes de littérature coloniale et post-coloniale – contributeur du déblog notes (ici et là), mais aussi ayant piloté, entre autres, la réédition de « Reine Iza amoureuse » - me fait l’honneur de me compter dans les destinataires des courriers adressés à ses savants collègues. Dont un appel à contributions sur les « Tirailleurs sénégalais », accompagné d’un article très polémique d’un soi-disant historien qui sévit à Lyon III, Bernard Lugan, sur les décomptes des pertes de la guerre dite « grande ». Mais, dans cet échange, je découvre le livre de Lucie Cousturier, « Des étrangers chez nous », sorti en 1920, mais où elle conte comment la peintre s’est transformée en « maîtresse d’école » pour ces étrangers. Avec esprit, ironiquement parfois, avec véhémence rarement, elle fait un sort au racisme naïf des populations, mais surtout à celui épais des officiers, elle dément le caractère volontaire de l’engagement de ces tirailleurs et de leur soif de combats et, si elle ne se livre pas à des statistiques comparées, elle partage le sentiment de troupes envoyées à la boucherie.
« Moi, je ne cherche pas comment les hommes sont vernis ; je cherche comment ils aiment, pensent et souffrent. J’ai mêlé pendant trois années mes rires et mes larmes avec ceux des Noirs et je serais flattée de pouvoir dire que les miens ressemblent aux leurs. »
En 1916, Lucie Cousturier et sa famille habitent dans une villa, « Les Cistes », au pied de l’Esterel, en Provence. Quand ils apprennent que l’on va entreprendre des déboisements et terrassements nécessaires à la construction de camps d’hivernage pour les tirailleurs sénégalais, elle confesse « Nous ressentons contre ces envahisseurs du Sud, nos défenseurs improvisés, une colère peu patriotique. » Car « C'est un bois d'oliviers quatre fois centenaires et d'aussi antiques genévriers » qui sont dévastés : « la tache est aussi révoltante qu'une éraillure dans une œuvre de Puvis de Chavannes. »
« Après la dévastation de la forêt, la laideur des baraquements de leurs camps et de leurs hôpitaux, ce furent l'ivrognerie, le vol, le viol, les épidémies qu'on leur prêta. »
Avec une spirituelle ironie, elle va démonter toutes les rumeurs prêtant les pires méfaits à ces barbares noirs et elle dit son immédiate séduction pour ces « longs corps minces, souples, désarticulés quelquefois, jamais veules, » « de la grâce en uniforme ».
Racismes
Mais elle montre aussi le racisme épais des cadres ‘ropéens ‘ tel ce sergent qui aide leur bonne dans la récolte de l’herbe (pour l’élevage des lapins) ou du bois et qui justifie « ainsi ces occupations peu martiales : — Que voulez-vous ? c'est pas la peine de s'en faire et de s'abrutir à expliquer des choses. Ils ne peuvent pas comprendre, ce sont des singes !
(…) mais les femmes, même les plus ignorantes du monde, étant plus fines que les sous- officiers de l'armée coloniale, elles renoncèrent, dès le premier bonjour échangé avec les étrangers, à dire : « ce sont des singes » pour affirmer: « ce sont des enfants ».
On comprendra l'avantage qu'elles tiraient de ce nouveau cliché. Il leur donnait licence de s'abandonner avec les nouveaux venus à des épanchements cordiaux jugés malséants à l'égard d'hommes faits : l'orgueil des civilisés et celui des maris y trouvaient leur compte, et le cliché fut adopté presque unanimement. »
Ce cliché est bien illustré par la réclame de Banania.
Mais derrière ce racisme populaire, qu’on n’ose qualifier de bon enfant, existe un racisme pseudo scientifique. Dans sa préface elle cite Buffon. Et dans le livre elle rebondira sur cette définition :
"« Nègre dans l'ancien petit dictionnaire Larousse : Race d'hommes à peau noire, inférieure en intelligence à la race blanche dite caucasienne.»
Un instituteur primaire, préposé au gavage des petits enfants jusqu'au boursouflement du certificat d'études, ne saurait être satisfait des cerveaux préoccupés d'objets distincts du programme d'examen ; de même un professeur, habitué à ranger les échantillons d'espèce humaine d'après leur science des langues classiques, sera dépourvu de bases pour évaluer l'intelligence d'un instituteur primaire et d'un tirailleur bambara.
C'est ce qui explique que les colonisateurs, augmentés des tomes de Gobineau et de l'arsenal militaire, religieux, commercial et gouvernemental moderne, n'aient pu découvrir l'intelligence des nègres nus."
Bien pire fut la double propagandes française et allemande où Le tirailleur sénégalais y est un soldat-Diable ou soldat-Bête qui croque les ennemis et lèche les pieds de son chef ; tels ces dragons apprivoisés qui servent de soubassements aux trônes des Bons Dieux. Le tirailleur sénégalais, c'est le diable militarisé…
« Si j'avais été opprimée par l'opinion, partout répandue, que l'intelligence des nègres ne se développe que jusqu'à l'âge de treize ans et ne cesse de s'atrophier ensuite, je n'aurais pas entrepris d'apprendre à lire et à écrire à un sujet de vingt-huit ans qui, aggravation de son cas avait pratiqué pendant sept années de service le déformant jargon des tirailleurs.
Mais je ne pensais guère, ce jour-là, à ces questions graves. J'avais un ami providentiel de qui le visage, trop sombre pour ma vue encore mal exercée, s'éclairait, au contact des livres, d'un magnifique sourire blanc ; je n'avais pas besoin d'une autre raison pour m'engager dans les hautes fonctions du professorat. »
L’artiste peintre va donc se transformer en « maîtresse d’école », armée de la Méthode Machuel.
"Petit nègre"
Métey Saar, ordonnance d’un lieutenant que la famille héberge, « est le premier spécimen de race noire installé dans notre maison, donc soumis à notre examen prolongé.
Son langage nous confirme cette observation, déjà faite, que les tirailleurs disent : y a bon, pour dire : j'aime ; y a content, y a moyen, pour dire : je veux, je peux. ».
Et elle donne plus loin l’explication : « Je suis enchantée de mes nouveaux élèves ; mais c'est par eux que m'est posée, pour la première fois, sous un aspect cruel, la question de l'enseignement du français à des Africains intoxiqués par l'espéranto militaire.
Les recruteurs ont su retrouver, pour rafler les noirs à travers l'Afrique, les bonnes méthodes prussiennes. Leurs instructeurs ont su généraliser un espéranto, ou « petit nègre », propre à la fabrication et à la livraison de soldats par les plus brèves voies possibles. A cela se bornait leur rôle ; ils n'avaient point à prévoir que ces soldats voulussent parler le français en France. C'est même la preuve de la perfection d'une machine militaire de ne pas secourir la vie, puisqu'elle est faite, à l'inverse des autres institutions, pour la détruire.
La brochure officielle : Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais, laquelle fait connaître aux officiers versés dans l'armée coloniale leurs devoirs relatifs à l'instruction des recrues noires, enjoint la pure suppression des verbes français suivants : être, savoir, aimer, vouloir, pouvoir, voir, devoir, savoir, essayer, aider, etc.. et leur remplacement par les expressions respectives : y a, y a gagner, y a bon, y a content, y a moyen, y a mirer, y a besoin, y a connaître, y a faire manière, y a donner coup-de- la-main.
Les noirs ont appris, par les rires, que leur langage les ridiculise : « c'est français seulement pour tirailleurs, » reconnaissent-ils triste- ment. Un de mes élèves, plus malveillant, assure que « c'est des mots trouvés par les Européens pour se foutre des Sénégalais ».
Si les officiers coloniaux et les négriers ont vu un orgueil spécial chez les Africains, c'est peut- être que toute prétention de ceux-ci, fût-ce celle de vivre en paix chez eux, est, aux yeux d'un colonisateur, originale.
Le ridicule de l'orgueil est de partout ; mais celui de nos enfants s'appelle imagination, celui de nos captifs s'appelle sottise, celui des conquérants s'appelle majesté. »
Engagés involontaires
Les livrets attribuent toujours l'âge qu'il convient aux engagés involontaires.
Quant au « volontariat » de ces tirailleurs, elle est encore plus véhémente ! Les citations se multiplient.
_ Moi, jamais engager. Ils sont forcer moi pour faire soldat. Français, 1912, ils faire chercher tirailleurs partout pour Maroc. Dans les forêts-là tout près mon village, pas moyen pour trouver garçons, tous cachés. Alors, commandant du cercle il va commander grande chasse pour les bœufs sauvages. Tous les garçons contents pour chasser, tous sortir pour courir partout. Après, tous réassemblés devant les bœufs qui tués. Dans ce moment-là, officier il va prendre noms de tous les garçons avec nom de ton parent, avec place de ton maison pour plus laisser sauver personne. C'est comme ça qu'ils sont prendre moi pour soldat.
« Le tirailleur n’est pas volontaire, » confesse le lieutenant Duret [hébergé chez eux]. Il raconte qu’aux Dardanelles, il créa dans sa compagnie, le premier, un corps de grenadiers : « Y a toi content pour lancer grenade ? » avait-il demandé à un adroit garçon. « Si moi y a pas content, y a faire content quand même. Toi y a lieutenant, toi y a moyen commander service. Si toi y a commander, moi y a lancer grenade : y en a pas moyen dire non. Mais tirailleur y a pas volontaire ».
Saër Gueye est l’ex-ordonnance du lieutenant Sandré, d’une famille de marabouts il lit et écrit l’arabe.
« Lorsque Saër Gueye nous quitta je ne compris plus rien à notre vie. Qui donc me laissait là, sous des roses, et envoyait mourir le léger poète Saër Gueye ? Je dis bien : mourir, pas se battre. Saër, notre esclave, ne pouvait se battre contre le militarisme prussien, ennemi de la liberté des peuples.
• Qui l'envoie donc ? Ces grotesques personnages chamarrés qu'on voit déambuler dans les films d'actualité ?
Qui encore ? Ces goinfres qui commandent la presse ? Ces misérables qui l'alimentent.
Il a été immolé le 15 août 1917 [le 15 août 1917, les combattants africains atteignent les crêtes méridionales du Chemin des Dames] pendant que nous nous réjouissions d'une lettre où il nous apprenait qu'il était sauvé. »
Et on comprend que le lieutenant Sandré confie :
— Au fond, moi, je ne sais pas pourquoi on ne les a pas laissés chez eux ; car, enfin, je suis bien embarrassé quand il faut que je leur explique pourquoi ils sont ici. Pour défendre qui ? Leurs bienfaiteurs ?
Il riait, à ce mot, du bon rire qui secouait ses épaules chaque fois qu'il voulait souligner une situation absurde... ou tragique.
Et comment ne pas conclure avec ces lignes :
« Il existe une légende du tirailleur sénégalais dévot à son chef et aimé de lui. Depuis longtemps nous la collectionnons avec les histoires des chiens qui meurent sur la tombe de leurs maîtres, des coursiers arabes qui sauvent les guerriers blessés et des lions amoureux de leurs dompteuses.
Comme toutes les légendes, elle est l'expression d'une vérité, mais d'une vérité qu'on ne devinerait pas.
Le tirailleur aime quelquefois son chef et toujours son bataillon. (…) Peu importe à un Français de changer de bataillon pourvu qu'il regagne l'arrière.
Peu importe, au contraire, à un Sénégalais, d'aller au front ou à l'arrière pourvu qu'il regagne son bataillon. [Mais] ceux-ci ne sont pas plus sortis de la brousse pour adorer un capitaine et un bataillon, que les otaries ne sont sorties de la mer pour porter une lampe sur le bout de leur nez.
L'amour de la paysanne (qui après avoir élevé un petit cochon le fait sacrifier quand il est bien gras] est celui des bons officiers de l'armée coloniale pour leurs élèves noirs. Je parle de ceux qui ont une âme ; je ne parle pas des autres. »
Rappelons que ce récit n’est pas écrit en 2023, mais paru un siècle avant, en 1920.
Et que sur ce qui a pu apparaître comme peu vraisemblable - un lieutenant trinquant avec son sous-off – la narratrice, fait un sort. Le lieutenant Sandré fraternise joyeusement avec les tirailleurs fréquentant la villa « Les Cistes » ; elle nous conte comment ce sergent noir en convalescence fait ses parties de pêche avec un certain major, très gentil également, [qui] partage avec lui fatigues et plaisirs et repas champêtres.
Chair à canon ?
Lucie Cousturier ne donne pas de chiffres de pertes mais note que la compagnie où elle comptait de nombreux ex-élèves a subi 80 % de pertes à la mi-août 1917. Et un de ces survivants, blessé, va finir sa convalescence « en attendant son rapatriement [pendant] trois mois dans l'une de ces tristes baraques en planches où meurent quotidiennement une demi-douzaine de nos protégés annamites, canaques, malgaches ou sénégalais. »
Et si l’on feint de nourrir des doutes sur l’utilisation des tirailleurs comme chair à canon, il suffit de lire le Général Nivelle, préparant sa catastrophique offensive : « Il faut y aller avec tous [les] moyens et ne pas ménager le sang noir, pour conserver un peu de blanc » écrit-il le 21 janvier 1917. Il expose de nouveau ses intentions le 21 février en demandant à Lyautey, Ministre de la Guerre, que « le nombre d’unités noires mises à ma disposition soit aussi élevé que possible (tant) pour donner de la puissance à notre effectif que pour permettre d’épargner dans la mesure du possible du sang français ».
Le député Blaise Diagne accusera le commandement d’avoir failli en envoyant à «un véritable massacre» les soldats de couleur, «sans utilité». «Nous avons des raisons de combattre, mais nous demandons à combattre dans des conditions humaines rationnelles ; nous demandons que celui qui a un fusil à la main n’ait pas l’impression qu’il est un peu du bétail».
Lucie COUSTURIER, Des inconnus chez moi, Editions de la Sirène, Paris, 1920
Réédition : L’Harmattan, Paris, 2005.
Présentation de Roger LITTLE - Préface de René MARAN
Pour compléter :
A propos de Lucie COUSTURIER
« Des inconnus chez moi » : quand une jeune Française rencontre des tirailleurs sénégalais en 1916
Des Inconnus chez moi Des tirailleurs sénégalais chez Lucie Cousturier
Sur les tirailleurs :
Tirailleurs sénégalais : un livre bouleverse les clichés
Dans la "guerre des toubabs" Les tirailleurs sénégalais en 1917
La Force Noire et la «chair à canon», Diagne contre Mangin, 1917-1925
5 choses à savoir sur les tirailleurs sénégalais de la Grande Guerre
commenter cet article …