Lettre persane de Montesquieu, difficile à dater mais d'une parfaite authenticité qui traite déjà de l'ouverture dominicale des échoppes.
Usbek à Rica.
Tu ne saurais imaginer, mon cher Rica, comme ce peuple de France est prompt à s’indigner et à clamer de sempiternelles récriminations. À la moindre occasion, on le voit descendre dans la rue et battre le pavé, quand il ne le jette pas à la tête des alguazils qui peinent à contenir sa fureur. Me croiras-tu si je te dis que depuis un mois que je suis à Paris, il ne s’est pas passé une journée sans que je n’aie croisé quelque cortège de ces mécontents qui causent aussi de grands embarras dans des avenues déjà fort encombrées ? Les plus récents furent provoqués par un de ces édits multipliés à plaisir par leurs cours de justice ou leurs grands Vizirs. Il s’agissait d’interdire aux chalands l’accès à certaines grandes échoppes, le jour consacré jadis à la prière et au recueillement. Chacun pouvait acquérir en ces lieux les outils nécessaires au confort de sa demeure dont il faisait apparemment plus de cas que du salut de son âme. Et ce sont là, gens si occupés qu’ils ne trouvaient d’autre moment dans la semaine pour acquérir les instruments utiles à ce qu’ils appellent le bricolage et où ils s’emploient à améliorer sans cesse les commodités de leur logis. L’affaire fit tant de bruit dans les gazettes sonores et les boîtes à images répandues dans toutes les maisons que l’on aurait dit que le pays n’était habité que par ces bricoleurs. Mais le plus grave était sans doute les extravagantes conséquences de ce misérable édit. Car la vente sans limites des mailloches, des pinces ou des clous était, aux dires d’une kyrielle de savants, de la plus haute importance pour la prospérité de tous. Enfin voilà, cher Rica, la dernière querelle qui agite ici les esprits et alimente une sainte colère. Et, sans doute, tous ces Français, si épris de liberté, doivent rêver de flâner, comme nous le faisions si plaisamment, dans notre cher bazar d’Ispahan sans craindre les caprices d’un Sultan.
Montesquieu. Les Nouvelles Lettres Persanes.
P.C.C. Yoland Simon
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