Ouvrage singulier que cette édition bilingue des Sonetos votivos (Exvotos éroticos) de Tomás Segovia. Bilingue et trimétrique, si l’on permet ce néologisme, puisque les 50 sonetos de onze syllabes, pratiquement inusités dans la poésie française, sont doublement traduits en décasyllabes et alexandrins. Cette contrainte formelle oblige les traducteurs, non pas à la trahison, mais à la transposition.
Traduction-transposition faite en plein accord avec l’auteur, bilingue lui-même puisqu’il avait fait une grande partie de ses études d’abord au lycée français de Madrid, puis à Paris et au Maroc côté protectorat français. Segovia n’ignorait rien des affres du traducteur puisqu’il fut accusé d’avoir trahi Lacan dans sa traduction des « Ecrits ». Il aimait la difficulté puisqu’il traduisit aussi Foucauld ou Derrida.
Autre singularité, cet exercice « technique, ludique et poétique » a été mené par quatre versificateurs – que dis-je ? poètes aussi - les vingt premiers par Jean-Jacques Pécassou et Louis Panabière, les trente derniers par Thomas Barège et Bernard Sicot. Bernard Sicot qui s’était déjà lancé dans ce difficile exercice de traduction en vers de Variations sur thème mexicain d’un autre exilé espagnol Luis Cernuda, ainsi que le Journal de Djelfa de Max Aub.
Rareté aussi – même si Victor Hugo, entre autres, a été un étonnant dessinateur – Tomás Segovia illustre trois poèmes de ses propres lithographies.
Quelques exemples montreront comment les contraintes que se sont données les auteurs – de nombre de syllabes selon les règles classiques, de rimes et pour l’alexandrin de césure médiane – amènent à deux versions légèrement divergentes du même texte :
Sin piedad empuňado y sacudido,
tu cuerpo gime, implora y desvaría
en el alto voltage de agonía
por mis dedos y labios inducido.
Sans piété empoigné et secoué,
Ton corps implore, délire et gémit
Sous le haut voltage de l’agonie
Par mes doigts et mes lèvres généré.
Sans aucune pitié empoigné et secoué,
Ton corps en gémissant, en implorant divague
Soumis à l’agonie du plus haut des voltages
Que mes lèvres et mes doigts lui ont communiqué.
Entre los tibios muslos te palpita
un negro corazón febril y hendido
de remoto y sonámbulo latido
que entre oscuras raíces se suscita ;
Entre tes cuisses tièdes, il palpite
Un cœur noir, profond, fébrile et parti,
Somnanbule au battement amorti
Par d’obscures racines qui l’abritent ;
Entre tes cuisses tièdes en sourdine palpite
Un cœur noir plein de fièvre et du déchirement
D’un ancien somnabule et vague battement
Qui d’obscures racines lui-même se suscite.
y ofrecias sensual a mi porfía
la masa de las nalgas prodigiosa,
guiando mi mano hacia tu pubis rubio.
Et tu offrais, sensuelle, à mon assaut
La masse de tes fesses prodigieuse,
Guidant ma main vers ton pubis doré.
Et tu offrais sensuellement à mes efforts
La masse prodigieuse et dense de tes fesses
En conduisant ma main vers ton chaud pubis blond.
De tu cuerpo arqueado de honda loba
penden tus pechos niňos, indefensa
su desnudez bajo la sombra immensa
de estaverdad abismalmente proba.
De ton corps arqué de louve rebelle
Pendent tes petits seins, et sans défense
Se tient leur nudité sous l’ombre immense
D’une probité abyssale et réelle.
De l’arc formé par ton corps de louve profonde
Pendent tes seins petits, offerts et sans défense
Dans leur totale nudité sous l’ombre immense
De cette vérité abyssalement probe.
Sonnets votifs - Sonetos votivos
Ex-votos érotiques/exvotos eroticos
Tomàs Segovia
Tomás Segovia a très tôt attiré l’attention par sa façon d’aborder une thématique gênante pour la poésie en langue espagnole : l’érotisme. Non seulement parce qu’il le faisait d’une manière subtile, sans la misogynie en usage, au-delà du lieu commun et de la provocation, mais parce qu’il le faisait de l’intérieur même du langage, en incarnant l’expérience dans des mots. L’amour – ou l’une de ses particularités : l’érotisme – peut parfaitement constituer un axe thématique servant à saisir sa poésie lyrique, à l’ordonner, à composer des anthologies. C’est l’objet de ce livre, un sommet de la poésie amoureuse contemporaine. Dans les années 1970, les vingt premiers sonnets furent traduits en décasyllabes par Jean-Jacques Pécassou et en alexandrins par Louis Panabière, tous deux amis du poète. Le projet de publication n’ayant pu se concrétiser, Tomás Segovia confia en 2010 à Bernard Sicot et à Thomas Barège la traduction des trente sonnets suivants dans les mètres choisis par les premiers traducteurs. Au regard des hendécasyllabes originaux, cette poursuite de l’exercice de double traduction, conforme aux voeux de l’auteur, conserve à l’entreprise initiale son triple aspect, technique, ludique et poétique. Tomás Segovia (Valencia 1927 - Mexico 2011) et sa famille ont connu l’exil au Mexique après la guerre civile espagnole. Traducteur, essayiste, narrateur mais surtout poète de renommée internationale, publié à la fois au Mexique et en Espagne, traduit en plusieurs langues, il est titulaire des prix Octavio Paz (2000), Juan Rulfo (2005) et Federico García Lorca (2008).
Texte bilingue français / espagnol
Traduction de l’espagnol par Thomas Barège (maître de conférences, Université de Valenciennes), Louis Panabière († professeur, Université de Perpignan), Jean-Jacques Pécassou (professeur d’espagnol, ex-chargé de cours à l’Université de Toulouse-Le Mirail) et Bernard Sicot (professeur émérite, Université Paris Ouest).
Riveneuve éditions 12 € (peut être commandé par Internet à http://riveneuve.com/)
Pour compléter :
El escritor sin nostalgia
Un des sonnets.
XXVIII
Nunca estoy más fundido con tu vida,
más en la honda ruta en que perdido
sigo tu más recóndito latido,
que si cedes la grupa estremecida,
y en esa estrechez trémula y ceñida,
paciente, cuidadoso, conmovido,
me abro paso a tu túnel guarecido
mientras toda tú anhelas suspendida.
Y estoy entero en ese extremo mío
bajo tierra en tu fiebre sepultado,
semilla henchida de tu paroxismo;
y aguardo la avenida de tu río,
en tu mina más tórrida clavado,
vivo en el epicentro de tu sismo.
Je ne suis point dans ta vie plus ancré,
Plus sur la profonde route où, perdu,
Je suis ton battement le plus reclus,
Que si tu cèdes, la croupe ébranlée ;
Dans la tremblante étroitesse serrée,
Patient, attentionné aussi, ému,
Alors que tout ton souffle est suspendu
J’avance dans ton tunnel protégé.
Et je suis entier en mon logement
Sous la terre, inhumé dans ton frisson,
Semence gavée de ton paroxysme ;
Et je guette la crue de ton torrent,
Cloué dans ton plus torride filon,
Je vis à l’épicentre ton séisme.
(TB)
Jamais je ne me sens plus fondu à ta vie,
Plus perdu sur la profonde route où chercher
Ton battement le plus secret, le plus caché,
Que lorsque tu me cèdes ta croupe qui frémit,
Et que ceint d’étroitesse et de ton tremblement,
Patient, précautionneux, saisi par l’émotion,
Je m’ouvre ton tunnel bravant sa protection
Pendant que tout ton être pris de désir attend.
C’est mon refuge extrême où je vis tout entier,
Tout entier sous la terre en ta fièvre inhumé,
Semence que tu gonfles au feu du paroxysme ;
Et j’attends la venue de ton fleuve gorgé,
Là où, cloué dans ta mine la plus torride,
Je vis à l’épicentre au plus fort séisme.
(BS)
commenter cet article …