Les arrière-cuisines de l’auberge espagnole
Poser la question « Rajoy en a-t-il croqué ? » revient à se demander si les alligators aiment la viande faisandée. Mais pourquoi l’Espagne attire-t-elle les scandales financiers à répétition ? Réalité politique ou structurelle ?
Les juges espagnols qui travaillent sur la délinquance financière espagnole sont peu connus, mais ils existent. Cependant, l’Espagne n’a pas connu d’opération « Mani pulite ». Les affaires marseillaises et parisiennes doivent inciter les Français à la modestie, mais leurs voisines ibériques se différencient par des structures administratives et judiciaires où l’État et sa justice sont théoriquement puissants et en fait mineurs.
L’AUTONOMIE À TOUT PRIX
L’essentiel des fonds publics et des fonctionnaires n’est pas géré par les Cortes, l’Assemblée nationale de Madrid, mais dans les 50 provinces et les 17 « Communautés autonomes » qui les regroupent (plus Ceuta et Melilla). Les « ayuntamientos » (mairies) sont dirigés comme des entreprises privées, avec des personnels sans garantie d’emploi et des impôts locaux très faibles par rapport à la France. Certaines Communautés, comme le Pays basque et la Catalogne, ont leurs polices régionales (Ertzaintza ou Mossos d’esquadra). Les relations avec le pouvoir central, accusé de vampiriser les richesses locales ou de manquer de solidarité, sont exécrables en cas d’opposition politique, méfiantes en situation inverse, toujours fondées sur le marchandage.
Le maigre budget national ne permet guère à un Premier ministre, quel qu’il soit, de financer largement son parti, ses permanents et ses obligés. Comme l’a fait son prédécesseur, Jose Maria Aznar, Mariano Rajoy doit donc se tourner vers ses relais provinciaux et riches.
UNE BANQUE AU SERVICE DU PEUPLE POPULAIRE
L’argent ? Depuis une vingtaine d’années, il était dans le BTP et les banques. Les fonds politiques viennent des deux, et particulièrement des marchés publics, où les réseaux bancaires jouent un rôle déterminant comme financeurs des collectivités territoriales. Ce n’est pas un hasard si les régions les plus « scandaleuses » (Valence, Andalousie, Baléares, Catalogne, Madrid) sont liées à l’immobilier et au tourisme. Qui diable pourrait reprocher à des élus populaires modernes de construire des centaines de tours à Majorque ou à Benidorm et de favoriser des entreprises locales pour ce faire? Un cas d’école est celui de Jesus Gil, maire PP de Marbella entre 1996 et 2002, qui mariait corruption, immobilier et mafia dans un système familial néo-franquiste.
LE BUSINESS DE DON FELIPE
Felipe Gonzalez et le roi Juan-Carlos
Ces affaires ont été révélées depuis la mort de Franco en 1975. Auparavant, la corruption en faveur de l’Église catholique et son Opus Dei, des organisations phalangistes et de la nomenklatura d’affaires établie par le Caudillo, était énorme, mais impubliable sous peine de mort. Le développement économique et politique du « felipismo » a fait du PSOE et de son leader Felipe Gonzalez* des modèles démocratiques, pendant que se mettait en place le « système Guerra » (du nom des deux frères socialistes Juan et Antonio) qui assurait de l’intérieur du PSOE une rente au parti, avec les méthodes habituelles (marchés publics, pots-de-vin, clientélisme). La recette était bonne, elle a duré. D’autre part, les entreprises espagnoles peuvent donner des fonds aux partis politiques, suivant des procédures spéciales rarement appliquées. Enfin, un juge qui s’attaque au pouvoir régional a peu de relais et d’appuis locaux, même légaux.
LA COURONNE DÉVALUÉE
La seule organisation politique ayant échappé jusqu’ici aux enquêtes financières du journal « El Païs » (« El Mundo » est plus discret sur le PP) est « Izquierda Unida »** (Gauche Unie), regroupement de communistes et d’associatifs liés aux CCOO** (Commissions Ouvrières, voisines de la CGT française).
Jusqu’à 2010, la seule institution épargnée par les tourmentes criminelles et régionalistes était la monarchie constitutionnelle, garante de l’unité nationale. Depuis le safari africain de Juan-Carlos payé par le pays et les frasques financières de son gendre, le prestige royal s’est terni.
Les coupes budgétaires, la ruée du chômage, une solidarité nationale en panne, un Premier ministre aussi impuissant que son prédécesseur Zapatero, un PSOE à EEG plat, des Indignados aussi efficaces qu’un verre d’eau tiède, font de l’Espagne un pays en perdition.
LES FORMALITÉS
La situation a un seul avantage : prouver une fois de plus que la gestion par les banques privées et les « recortes » de la dépense publique ont deux effets principaux, détruire la démocratie et enrichir des créanciers gavés. Pour en sortir, il faut virer Angela Merkel et son collaborateur Rajoy, autoriser des prêts directs aux états par la BCE, relancer l’activité européenne par des financements d’infrastructures associant l’Espagne, le Portugal et l’Italie, et peut-être la Grèce. Y arriver nécessite quelques formalités, comme des élections amenant une (vraie) gauche au pouvoir.
Gilbert Dubant
* Séville, 6 mai 1994, 18 h 30. (…) quelque 5 000 militants socialistes arrivent au Palais des sports pour assister à un meeting du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). (…) un homme s’avance seul sur l’immense scène. Chemise déboutonnée, sans cravate, en blouson sombre, M. Felipe Gonzalez, président du gouvernement espagnol (...) sur un ton grave, il aborde le thème que toute la salle (et toute l’Espagne) attend, celui de la corruption qui menace d’emporter son gouvernement et de ruiner son avenir politique : « Lorsque nous sommes arrivés au pouvoir en 1982, nous étions préparés pour lutter en faveur des libertés et du progrès, mais nous n’étions pas préparés pour vivre avec des gens, issus parfois de nos propres rangs, qui ont utilisé leurs fonctions dans l’administration publique pour s’enrichir ; des gens qui ont fait passer l’appât du gain avant le souci de la solidarité. J’éprouve un profond dégoût et une profonde honte pour avoir fait confiance à des personnes qui ne le méritaient pas. » Ignacio Ramonet, juin 1994. Parmi ces corrompus Luis Roldàn, directeur général de la Guardia civil qui va fuir et va connaître une arrestation rocambolesque à Bankok.
Mais le grand scandale fut celui du GAL – groupe antiterroriste de libération – qui mena une « guerre sale » en France contre l’ETA. Une ETA qui, faut-il le rappeler, a causé beaucoup plus de morts sous la démocratie que sous le franquisme.
** Aux dernières élections 6,09 % des voix.
Depuis, l'affaire dite des cartes de crédit opaques (fournies à des administrateurs de caisses d'épargne) a touché aussi des membres d'IU et des CC OO En principe, elles devaient servir à régler des 'frais de représentation', en fait elles semblent avoir servi à des frais personnels. (note du 21/11/14)
Petit commentaire du déblogueur
On l’aura compris, il y a la « vraie » gauche, estampillée par les auto-proclamés décerneurs de diplômes de 100 pour 100 pure gauche, garantie sans additifs socio-démocrates (qui nuisent gravement à la santé du peuple) et lesdits socio-traîtres PSOE au delà des Pyrénées, PS dans l’hexagone. Même la gauche de plein air, élevée aux bons grains des manifs géantes ou des actions anti-expulsions, ne trouve pas grâce à leurs yeux. Il est vrai que leurs hauts faits d’armes ne nuisent guère à la bonne droite, style PP. Au contraire.
Mais comment expliquer l’impuissance de la « vraie » gauche, IU en l’occurrence mais on laisse deviner son nom en France, à fédérer ces indignés pour leur ouvrir les yeux et leur faire découvrir la beau royaume du yakafokontoutésimple ?
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